Ignorant cette dernière phrase, Kerans plaça ses mains sur la surface vitrée et balança brutalement le casque de droite à gauche. Il était dans la cabine de projection, dominant l’auditorium ; son image se reflétait dans le panneau de glace destiné à l’isolation phonique. En face de lui se trouvait le meuble qui avait autrefois servi de console au projecteur ; mais on avait retiré l’appareil, et le fauteuil basculant de l’opérateur se trouvait là, solitaire, comme le trône de quelque potentat vivant dans la crainte des maladies contagieuses. Presque épuisé par la pression de l’eau, Kerans s’assit dans le fauteuil et regarda l’auditorium circulaire.
Vaguement éclairée par la petite lampe de son casque, la voûte sombre, avec ses murs flous recouverts de vase se dressait au-dessus de lui comme l’immense utérus capitonné de velours d’un cauchemar surréaliste. L’eau noire et opaque semblait former de solides rideaux verticaux, protégeant l’estrade au centre de l’auditorium comme pour cacher le dernier sanctuaire de ses profondeurs. Pour quelque raison l’impression d’utérus donnée par la salle était plus renforcée que diminuée par la rangée circulaire de sièges, et Kerans qui entendait le bruit sourd dans ses oreilles, se demanda s’il n’écoutait pas confusément le requiem inconscient de ses rêves. Il ouvrit la petite porte qui menait à l’auditorium et débrancha le câble du téléphone de son casque de façon à se libérer de la voix de Strangman.
Une mince couche de vase recouvrait le tapis de l’escalier dans le corridor. Au centre du dôme la température de l’eau était supérieure d’au moins dix degrés à ce qu’elle avait été dans la chambre de contrôle, réchauffée par quelque fantaisie de la conversion ; elle baignait sa peau comme une pommade chaude. On avait retiré le projecteur de l’estrade, mais les fentes du dôme étincelaient sous des points lumineux éloignés, comme la silhouette galactique d’un univers lointain. Il observa ce zodiaque inhabituel, le contemplant tandis qu’il émergeait devant ses yeux, telle la première vision qu’aurait eue un Cortez pélagique sortant des profondeurs de l’océan, pour entrevoir les immensités du ciel béant.
Debout sur l’estrade, il regarda autour de lui les rangées de sièges vides qui lui faisaient face, se demandant quel rite utérin il devrait accomplir pour les spectateurs invisibles qui semblaient l’observer. La pression de l’air à l’intérieur de sen casque avait augmenté sensiblement depuis que les hommes sur le pont avaient perdu le contact téléphonique. Les soupapes s’affolaient sur les côtés du casque, les bulles argentées bouillonnaient et partaient en flèche autour de lui comme des fantômes frénétiques.
Progressivement, comme les minutes passaient, la conservation de ce zodiaque lointain qui était peut-être l’exacte configuration des constellations qui avaient encerclé la terre pendant la période triasique, devint pour Kerans la plus importante de toutes les tâches auxquelles il avait à faire face. Il descendit de l’estrade et se dirigea vers la salle de contrôle, traînant son tuyau d’air derrière lui. Au moment où il atteignait la porte lambrissée, il sentit le tuyau se relâcher entre ses mains ; avec un mouvement de colère, il forma une boucle qu’il passa autour de la poignée de la porte. Il attendit que la ligne se raidît à nouveau, puis fit une deuxième boucle autour de la poignée, s’accordant ainsi un rayon d’action de trois ou quatre mètres. Il redescendit les marches, s’arrêta à mi-chemin dans le couloir, la tête rejetée en arrière, décidé à graver dans sa rétine l’image des constellations. Leur dessin lui paraissait déjà plus familier que celui des constellations classiques. Dans un immense et convulsif recul des équinoxes, un milliard de jours sidéraux avaient repris naissance, remettant les nébuleuses et les univers isolés dans leurs perspectives originales.
Une brusque douleur fulgura dans ses trompes d’Eustache, l’obligeant à déglutir. Il réalisa brusquement que la soupape d’admission à l’intérieur du casque ne fonctionnait plus. Un sifflement léger lui parvenait toutes les dix secondes, mais la pression était tombée à pic. Le souffle court, il avança en trébuchant dans le couloir et essaya de libérer le tuyau de la poignée de la porte, sûr maintenant que Strangman avait saisi cette occasion pour créer un accident. Respirant difficilement, il fit un faux pas sur une des marches et tomba maladroitement sur le siège dans un geste lent et aérien.
Comme le projecteur flamboyait à travers les fissures du dôme, illuminant pour la dernière fois l’immense utérus vide, Kerans sentit la chaude nausée à goût de sang de la salle l’envahir. Il était étendu sur le dos, bras et jambes écartés sur les marches, sa main engourdie pressée contre les boucles du tuyau autour de la poignée de la porte, la pression calmante de l’eau traversant son costume de telle sorte que les barrières entre sa propre circulation sanguine et celle de l’amnios géant semblaient ne plus exister. Le profond berceau de vase le portait doucement comme un immense placenta, infiniment plus moelleux que n’importe quel lit qu’il eût jamais connu. Tandis que sa conscience s’évanouissait, il vit, loin au-dessus de lui, les anciennes nébuleuses et les galaxies briller dans la nuit utérine ; mais cette clarté elle-même s’estompa et il ne conserva la faible lueur que dans les recoins les plus profonds de son esprit. Il commença doucement à se diriger vers elles, flottant lentement vers le centre du dôme, tout en sachant que ce faible fanal s’éloignait plus rapidement qu’il ne pouvait s’en approcher. Lorsque la lueur fut entièrement disparue, il ne s’appuya plus que sur les ténèbres, tel un poisson aveugle dans une mer infinie et oubliée, poussé par un instinct qu’il ne pourrait jamais identifier…
Le temps bascula. Les vagues géantes, infiniment lentes et enveloppantes, se brisaient et s’abattaient sur les plages sans soleil de la mer du Temps, le roulant sans espoir sur les hauts-fonds. Il allait à la dérive, d’une mare à l’autre, dans les limbes de l’éternité, les images de lui-même se reflétant par milliers dans les miroirs inversés de la surface. Un immense lac intérieur semblait vouloir s’échapper de ses poumons, de sa poitrine distendue comme celle d’une baleine pour contenir des océans d’eau.
— Kerans…
Il regarda le fond étincelant, la brillante panoplie de lumière qui se dessinait sur la toile de tente au-dessus de lui, le visage d’ébène attentif de l’Amiral assis en travers de ses jambes et comprimant sa poitrine dans ses mains immenses.
— Strangman, il…
L’eau qu’il avait rejetée et qui encombrait sa gorge le faisant suffoquer, Kerans laissa sa tête reposer sur le pont brûlant, l’éclat du soleil blessant ses yeux. Un cercle de visages le regardait attentivement, Béatrice, les yeux pleins d’inquiétude, Bodkin fronçant les sourcils d’un air sérieux, un mélange de figures brunes sous les képis kakis. Brusquement un unique visage s’interposa, blanc, souriant. Très près de lui, il cligna de l’œil comme une statue obscène.
— Strangman, nous…
Le rictus fit place à un sourire charmeur.
— Non, je ne l’ai pas fait, Kerans. N’essayez pas de m’accuser. Le docteur Bodkin peut témoigner pour moi. (Il agita un doigt vers Kerans.) Je vous avais dit de ne pas aller trop loin.
L’Amiral se releva, manifestement satisfait que Kerans soit revenu à lui. Le pont donnait l’impression d’être en métal brûlant. Kerans se redressa sur un coude et s’assit, sans force, dans une flaque d’eau. À quelques mètres, jeté en bouchon contre les dalons, le costume de plongée gisait comme un cadavre dégonflé.
Béatrice repoussa le cercle des spectateurs et s’accroupit à côté de lui.
— Détends-toi, Robert, n’y pense plus ! Elle mit un bras autour de ses épaules, levant les yeux d’un air interrogateur vers Strangman. Celui-ci se tenait derrière Kerans, souriant avec satisfaction, les poings sur les hanches.