— Le tuyau s’est coincé… (L’esprit de Kerans s’éclaircissait, tandis que ses poumons lui semblaient être deux fleurs, tendres et meurtries. Il respira doucement, les calmant avec de l’air frais.) Il le tirait d’en haut, n’avez-vous pas arrêté ?…
Bodkin s’avança avec la veste de Kerans et la posa sur ses épaules.
— Calmez-vous, Robert ; tout ceci n’a plus d’importance. À vrai dire, je suis sûr que ce n’était pas de la faute de Strangman ; il parlait avec Béatrice et moi quand c’est arrivé. Le tuyau s’est enroulé autour d’un obstacle quelconque. Ça m’a tout l’air d’avoir été tout à fait accidentel.
— Non, Docteur, ce n’était pas accidentel. Inutile de perpétuer un mythe ; Kerans nous sera beaucoup plus reconnaissant si nous disons la vérité. Il a accroché le tuyau lui-même, de propos délibéré. Pourquoi ? (Strangman agita la main avec autorité.) Parce qu’il voulait s’intégrer au monde englouti.
Il se mit à rire pour lui-même, se donnant des claques de joie sur les cuisses, tandis que Kerans se dirigeait en clopinant vers son fauteuil.
— Et la bonne blague, c’est qu’il ne sait même pas si je dis la vérité ou non. Vous réalisez cela, Bodkin ? Regardez-le : il n’est absolument pas sûr ! Bon Dieu, quelle ironie !
— Strangman ! (Béatrice claqua des doigt6 avec colère, maîtrisant ses craintes.) Cessez de dire cela. C’était peut-être un accident !
Strangman haussa les épaules dans un geste de théâtre.
— Peut-être, répéta-t-il avec emphase. Admettons-le. Ça rend la question encore plus intéressante, – particulièrement pour Kerans. Ai-je ou n’ai-je pas essayé de le tuer ? C’est un des quelques absolus existentiels, infiniment plus significatifs que : to be or not to be ? qui souligne à peine l’incertitude du suicide, plutôt que l’éternelle ambivalence de sa victime.
Il sourit à Kerans d’un air protecteur, pendant que ce dernier s’asseyait lentement dans le fauteuil, buvant une gorgée de la boisson que Béatrice lui avait apportée.
— Kerans, reprit Strangman, je vous envie la tâche de découvrir cela – si vous y arrivez !
Kerans parvint à sourire faiblement. Étant donné la vitesse à laquelle il récupérait, il se rendait compte qu’il n’avait pas beaucoup souffert de sa semi-noyade. Tout ceci ne les intéressant plus, les autres membres de l’équipage, avaient regagné leur poste de travail.
— Merci, Strangman. Aussitôt que j’aurai la réponse, je vous le ferai savoir.
Sur le chemin du retour vers le Ritz, il demeura silencieux à l’arrière du chaland, pensant en lui-même à la grande salle en forme d’utérus du planétarium et à la stratification de ses associations d’idées, essayant de chasser de son esprit la terrible question que Strangman avait correctement posée. Avait-il inconsciemment bloqué le tuyau d’air, sachant que la tension allait l’étouffer, ou n’avait-ce été qu’un accident, peut-être même une tentative faite par Strangman pour le blesser ? S’il n’avait été sauvé par les deux nageurs sans scaphandre partis à sa recherche, il n’aurait certainement pas trouvé la réponse ; mais peut-être avait-il compté sur leur venue lorsqu’il avait débranché le câble téléphonique. Les raisons mêmes pour lesquelles il avait voulu plonger demeuraient obscures. Il avait, sans aucun doute, obéi à un besoin curieux et impératif de se mettre à la merci de Strangman, presque comme s’il avait voulu préparer son propre meurtre.
Au cours des jours qui suivirent, la devinette demeura sans réponse. Était-ce le monde englouti lui-même et la recherche mystérieuse du sud qui s’était emparée de Hardman, bien plus un désir de se suicider qu’une acceptation inconsciente de la logique de sa propre chute dégénérescente, la dernière synthèse neuronique du zéro archéopsychique ? Plutôt que d’essayer de vivre avec encore une autre énigme, de plus en plus effrayé par le vrai rôle que jouait Strangman dans son esprit, Kerans rejeta systématiquement le souvenir de l’accident. De la même façon, Bodkin et Béatrice cessèrent d’en parler, comme s’ils reconnaissaient qu’une réponse à la question résoudrait pour eux beaucoup des autres énigmes qui maintenant étaient seules à les soutenir ; illusions que, comme toutes les assertions ambiguës mais nécessaires concernant leur propre personnalité, ils ne sacrifieraient qu’avec réticence.
10. Surprise-partie
— Kerans !
Réveillé par le grondement profond de l’hydroglisseur qui approchait du débarcadère, Kerans s’agita, mécontent, roulant sa tête sur l’oreiller défraîchi. Il accommoda son regard sur les parallélogrammes verts et brillants qui se dessinaient sur le plafond au-dessus des stores vénitiens, écoutant les moteurs qui, à l’extérieur, s’inversaient et accéléraient ; puis avec un effort, il sortit de son lit. Il était déjà plus de sept heures trente, une heure plus tard que le moment où il se réveillait un mois plus tôt, et le soleil brillant se réfléchissait sur la lagune et poussait ses doigts dans la chambre sombre comme un monstre féroce et doré.
Avec un mouvement d’ennui, il remarqua qu’il avait oublié d’éteindre le ventilateur placé à la tête du lit avant de s’endormir. Il avait pris l’habitude de s’endormir maintenant à des moments imprévisibles, comme par exemple lorsqu’il était encore à moitié assis sur son lit, en train de délacer ses chaussures. Dans l’intention d’économiser son carburant, il avait fermé la chambre à coucher et avait placé le grand lit double à encadrement doré dans le salon ; mais sa tendance au sommeil était si puissante, qu’il avait été bientôt forcé de revenir dans la chambre.
— Kerans !
La voix de Strangman se répercutait dans le couloir, en bas ; Kerans clopina lentement vers la salle de bains et s’arrangea pour baigner son visage avant que Strangman rentre dans l’appartement.
Posant son casque sur le sol, ce dernier montra un récipient plein de café noir et chaud, ainsi qu’une botte de gorgonzola verdi par l’âge.
— Un cadeau pour vous !
Il examina les yeux bouffis de Kerans avec un froncement de sourcils amical.
— Alors ? Comment vont les choses par ces temps troublés ?
Kerans s’assit au bord du lit, attendant que s’estompent les jungles des fantômes de son esprit. Comme d’infinis hauts-fonds, les restes de ses rêves se déployaient sous la surface de la réalité autour de lui.
— Qu’est-ce qui vous amène ? demanda-t-il platement.
Le visage de Strangman prit une expression blessée.
— Je vous aime bien, Kerans, vous l’oubliez. (Il augmenta le volume du conditionneur d’air, souriant à Kerans qui observait attentivement le rictus forcé et faux.) En réalité, j’ai un autre motif : Je voudrais que vous dîniez avec moi ce soir. Ne commencez pas à secouer la tête. Je continue à avoir besoin de venir ici, il est temps que je vous rende votre hospitalité. Et ce sera très bien : feux d’artifice, un orchestre… et une surprise !
— De quoi s’agit-il exactement ?
— Vous verrez ! Quelque chose de vraiment spectaculaire, croyez-moi ! je n’aime pas faire les choses à moitié. Si je voulais, je ferais danser ces alligators sur le bout de leur queue. (Il hocha te tête solennellement.) Kerans, vous serez impressionné. Et cela vous fera peut-être même du bien mentalement ; cela risque d’arrêter cette machine du temps qui est en vous. (Son humeur était en train de se transformer, il devenait distant, lointain.) Mais j’ai tort de me moquer de vous ; je ne pourrais pas supporter le dixième des responsabilités personnelles que vous avez endossées ; la solitude tragique, par exemple, de ces marais triasiques hantés.