Il prit un livre sur le conditionneur d’air, un recueil de poèmes de Donne, improvisa un vers :
— Monde à l’intérieur du monde, chaque homme est une île en lui-même, nageant dans des mers d’archipels…
Assuré que l’autre se moquait de lui, Kerans demanda :
— Comment marchent les plongées ?
— À vrai dire, pas très bien. La ville est trop au nord pour qu’il en soit resté grand-chose. Mais nous avons découvert un certain nombre d’objets intéressants. Vous les verrez ce soir.
Kerans hésita, se demandant s’il aurait assez d’énergie pour soutenir de petites conversations avec le docteur Bodkin et Béatrice ; il ne les avait vus ni l’un ni l’autre depuis l’échec de sa plongée, bien que chaque soir Strangman conduisit son hydroglisseur jusqu’à l’immeuble de Béatrice. Quel succès avait-il obtenu auprès d’elle ? Kerans pouvait seulement essayer de le deviner ; pourtant la façon dont Strangman parlait d’elle – les femmes sont comme des araignées, elles vous observent et tissent leur toile ou alors : elle continue à parler de vous, Robert, le diable l’emporte ! semblaient indiquer une réponse négative.
Toutefois, une certaine note d’emphase dans la voix de Strangman fit comprendre à Kerans que sa présence était obligatoire et qu’on ne lui permettrait pas de refuser. Strangman le suivit dans le salon, attendant sa réponse.
— Vous me prévenez un peu tard, Strangman.
— Je suis absolument désolé, Kerans, mais nous nous connaissons si bien maintenant, que j’étais persuadé que cela n’aurait pas d’importance pour vous. C’est à cause de mon caractère déprimé ; je me lance toujours dans des projets extravagants.
Kerans trouva deux tasses à café en porcelaine dorée et les remplit. Nous nous connaissons si bien, se répétait-il ironiquement à lui-même. Que je sois damné si je vous connais, Strangman, si peu que ce soit ! Courant sur les lagunes comme l’esprit fautif de la cité engloutie, apothéose de toutes ces violences et de toutes ces cruautés inutiles, Strangman était à demi flibustier, à demi diable. Il avait pourtant un autre rôle neuronique, dans lequel il avait presque une influence positive, présentant un miroir avertisseur à Kerans et le mettant en garde par des moyens détournés contre l’avenir qu’il s’était choisi. C’était ce lien qui les attachait l’un à l’autre, car autrement Kerans aurait depuis longtemps quitté la lagune et serait parti vers le sud.
— Je crois comprendre que ceci n’est pas un dîner d’adieux ? demanda-t-il à Strangman. Vous ne nous quittez pas ?
— Bien sûr que non, Kerans ! fit Strangman. Nous venons seulement d’arriver ! En plus, ajouta-t-il avec sagesse, où pourrions-nous aller ? Il ne reste plus grand-chose, maintenant… Je veux bien vous le dire, je me sens quelquefois comme Phlebas le Phénicien. Bien que, à vrai dire, ce soit plutôt votre rôle. N’est-ce pas ?
Il continua à importuner Kerans jusqu’à ce que ce dernier accepte l’invitation ; il le quitta alors en jubilant. Kerans termina le café qu’il avait apporté ; lorsqu’il se sentit mieux, il remonta les stores vénitiens et laissa le soleil brillant envahir la pièce.
À l’extérieur, un lézard blanc était installé dans son fauteuil sur la terrasse et le dévisageait de son regard glacial, attendant que quelque chose se passe.
En traversant la lagune dans le bateau à aubes, ce soir-là, Kerans essayait de deviner la nature probable de la « surprise » de Strangman, espérant qu’il ne s’agirait pas d’une plaisanterie compliquée. Il était épuisé par l’effort qu’il avait fait pour raser sa barbe et enfiler un smoking blanc.
De toute évidence, d’importants préparatifs étaient en train de se dérouler sur la lagune. Le navire-magasin avait été ancré à une cinquantaine de mètres du bord, couvert de toiles de tente et de projecteurs colorés, les deux autres chalands croisaient systématiquement le long des rives, entraînant les alligators vers la lagune centrale.
Kerans désigna du doigt un grand caïman qui se débattait au milieu d’un cercle de harpons et demanda au grand César :
— Qu’y a-t-il au menu de ce soir… De l’alligator rôti ?
L’immense mulâtre bossu installé à la barre du bateau haussa les épaules dans une feinte ignorance.
— Strangman donne une grande représentation ce soir, Missié Kerans, une vraiment grande représentation ! Vous verrez !
Kerans quitta son siège et vint s’appuyer à la passerelle.
— Grand César, depuis combien de temps connaissez-vous le capitaine ?
— Depuis longtemps, Missié Kerans. Dix ans, peut-être vingt.
— C’est vraiment un drôle de type. Il change tout le temps d’humeur, vous avez dû le remarquer, vous qui travaillez pour lui. Quelquefois, il me fait peur.
Le grand mulâtre eut un sourire contraint.
— Là alors, vous avez raison, Missié Kerans, approuva-t-il en gloussant. Vous avez rudement raison.
Mais avant que Kerans puisse lui poser d’autres questions, un mégaphone les appela par-dessus l’eau, de la passerelle du navire-magasin.
Strangman accueillit chacun de ses invités en haut de la passerelle. Plein d’entrain, il entretint une atmosphère de charme et de gaîté, adressant des compliments ampoulés à Béatrice sur son aspect. Elle portait une longue robe du soir en brocart bleu et le fard turquoise qui entourait ses yeux la faisait ressembler à quelque oiseau de paradis exotique. Même Bodkin avait consenti à troquer sa barbe et ses haillons pour un respectable smoking ; un vieux morceau de tissu noué autour de son cou pouvait passer pour une cravate noire. Pourtant, tout comme Kerans, son regard était voilé et lointain et ils ne participèrent qu’automatiquement à la conversation qui précéda le dîner.
Strangman ne le remarqua pas, ou alors il était trop occupé ou trop excité pour y prêter attention. Quels que fussent ses motifs, il avait manifestement fait des efforts considérables pour organiser sa surprise. Une nouvelle toile de tente avait été installée comme une voile blanche bien tendue au-dessus du pont d’observation, les bords relevés comme une marquise inversée de façon à dégager entièrement la vue sur la lagune et le ciel. Une grande table avait été dressée près du bastingage et des divans bas, de style égyptien, avaient été disposés autour, soutenus par des pieds en spirale d’or et d’ivoire. Un grand nombre d’assiettes d’or et d’argent décoraient la table, dépareillées mais néanmoins splendides ; la plupart d’entre elles étaient de dimensions impressionnantes, et les rince-doigts en or moulé étaient aussi grands que des lavabos.
Strangman avait pillé sa chambre aux trésors, de l’étage au-dessous, et c’était une vraie débauche : plusieurs statues de bronze noirci avaient été disposées derrière la table, portant des plateaux de fruits et des orchidées ; une immense toile, œuvre d’un disciple du Tintoret, avait été coincée contre les cheminées, dissimulant les écoutilles de service, disposée au-dessus de la table comme une tapisserie. Le titre en était : « Le mariage d’Esther et du Roi Xerxès » ; mais le sujet avait été traité avec paganisme, et le décor de lagune vénitienne et de palais bordant le grand canal, ainsi que les décors et les costumes du XVe siècle, faisaient plutôt penser au « Mariage de Neptune et de Minerve ». Telle avait certainement été l’intention de Strangman. Le roi Xerxès, un vieux doge ou un grand amiral vénitien, à l’air rusé et au nez crochu, paraissait déjà complètement dompté par une Esther à la mine réservée et aux cheveux noir corbeau dont la ressemblance avec Béatrice, pour être faible, n’en était pas moins certaine. Comme il parcourait des yeux la centaine d’invités peints sur la toile, Kerans remarqua soudain un autre profil familier : le visage de Strangman parmi les sourires durs et cruels du Conseil des Dix ; mais il s’approcha de la peinture et la ressemblance disparut.