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Le mariage était célébré à bord d’un galion ancré devant le Palais des Doges, et son gréement compliqué de style rococo semblait être directement prolongé par les haussières métalliques et l’enchevêtrement des câbles du navire-magasin. En plus d’une certaine ressemblance de lieu, encore accrue par les deux lagunes et les immeubles émergeant de l’eau, l’équipage bariolé de Strangman aurait pu lui-même être sorti de la toile, avec ses esclaves couverts de bijoux, et le nègre, capitaine des gondoliers.

Buvant son cocktail à petites gorgées, Kerans dit à Béatrice :

— Te reconnais-tu ici, Béa ? De toute évidence, Strangman espère que tu domineras les flots avec la même habileté qu’Esther a employée pour apaiser le roi.

— Exactement, Kerans ! (Strangman quitta la passerelle pour s’approcher d’eux.) C’est exactement cela ! (Il s’inclina devant Béatrice.) J’espère que vous accepterez le compliment, ma chère ?

— Je suis très flattée, Strangman, bien entendu.

Béatrice se tourna vers le tableau, examinant son double, puis elle se retourna dans un tourbillon de brocart, et s’appuya au bastingage, le regard fixé sur l’eau.

— Mais je ne suis pas sûre de vouloir accepter ce rôle, Strangman.

— Vous ne pouvez y échapper, Miss Dahl.

Strangman fit un geste en direction du steward, désignant Bodkin qui était assis, rêveur, puis il frappa J’épaule de Kerans.

— Faites-moi confiance, Docteur. Vous allez bientôt voir…

— Bien ! Je me sens un peu impatient, Strangman.

— Quoi ? Après trente millions d’années, vous ne pouvez attendre cinq minutes ? Je vais vraiment vous ramener au présent.

Tout au long du repas, Strangman surveilla la succession des vins, s’absentant de la table pour discuter avec l’Amiral. Lorsque les derniers cognacs leur eurent été apportés, Strangman s’assit apparemment pour la dernière fois, et cligna ostensiblement de l’œil vers Kerans. Deux des chalands s’étaient dirigés vers la crique par le côté opposé de la lagune et ils y avaient disparu tandis que le troisième prenait place au centre et qu’un petit feu d’artifice éclatait à son bord.

Le jour achevait de tomber sur l’eau ; la lumière était assez faible pour que les soleils et les feux de Bengale puissent briller et les éblouir, leurs sèches explosions se gravant clairement contre le ciel hachuré du crépuscule. Le sourire sur le visage de Strangman se faisait de plus en plus large, jusqu’à ce qu’il s’appuie au dossier de son divan, riant sans bruit pour lui-même, les éclairs rouges et verts illuminant ses traits saturniens.

Mal à l’aise, Kerans se pencha vers lui pour lui demander quand se matérialiserait leur surprise, mais Strangman prit les devants.

— Quoi ? Vous n’avez rien remarqué ? (Il regarda autour de la table.) Béatrice ? Docteur Bodkin ? Vous êtes lents, tous les trois ! Abandonnez vos pensées profondes pendant un instant !

Un curieux silence s’abattit sur le bateau, et Kerans, involontairement, s’appuya au bastingage pour se retenir au cas où Strangman eût été sur le point de faire exploser une charge sous-marine. Posant les yeux sur le pont au-dessous de lui, il vit soudain les vingt ou trente membres de l’équipage, immobiles, regardant la lagune, leurs visages d’ébène et leurs maillots de corps blancs vacillant dans la lumière spectrale, comme l’équipage d’un bateau fantôme.

Surpris, Kerans fouilla du regard le ciel et la lagune. Le crépuscule était tombé plus vite qu’il ne l’aurait cru, et les murs-rideaux des immeubles sur la rive opposée disparaissaient dans l’ombre. En même temps, le ciel restait clair et visible dans la nuit tombante, le sommet de la végétation qui les entourait restait brillant.

Un roulement sourd s’élevait à une certaine distance : les pompes à air qui avaient fonctionné toute la journée et dont le bruit avait été couvert par celui du feu d’artifice. Autour du bateau, l’eau était étrangement calme, sans vie ; la houle lente qui la troublait habituellement était absente. Se demandant si une démonstration de nage sous-marine n’avait pas été préparée pour une troupe d’alligators dressés, il baissa les yeux vers la surface.

— Alan, regardez, pour l’amour du ciel ! Béatrice, vous ne voyez rien ?

Kerans repoussa son siège d’un coup de pied et se précipita vers le bastingage, désignant l’eau avec stupéfaction.

— Le niveau baisse !

Juste au-dessous de la surface transparente les silhouettes rectangulaires des immeubles submergés se dessinaient vaguement, leurs fenêtres ouvertes ressemblant aux yeux vides d’énormes crânes engloutis. À quelques mètres seulement de la surface, ils se rapprochaient, émergeant des profondeurs comme une immense Atlantide intacte. Une douzaine d’abord, puis une quantité d’immeubles apparurent, leurs corniches et les escaliers d’incendie clairement visibles à travers la mince épaisseur d’eau. La plupart d’entre eux n’avaient que quatre ou cinq étages, dans un quartier de petites boutiques et de bureaux encadrés par les immeubles plus hauts qui avaient formé le pourtour de la lagune.

À une cinquantaine de mètres d’eux, le premier des toits apparut à la surface de l’eau, un rectangle aux coins émoussés, recouvert d’herbes et d’algues, parmi lesquelles se glissaient quelques poissons affolés. Une demi-douzaine d’autres toits apparurent autour du premier, délimitant déjà grossièrement une rue étroite. La rangée supérieure des fenêtres émergea, l’eau coulant de leurs corniches, des fucus accrochés aux câbles qui, çà et là, traversaient la rue.

Déjà, la lagune avait disparu. Ils descendaient doucement tout en flottant, arrivant dans ce qui leur sembla être un grand square ; leurs regards se perdaient dans une forêt diffuse de toits, marqués de cheminées usées et de pignons, la surface plate du sol transformée en une jungle de blocs cubiques, dont les frontières émergeaient dans la végétation qui les entourait. Ce qui restait d’eau s’écoulait en canaux séparés, sombres et sales, tourbillonnant autour des coins et dans les passages étroits.

— Robert ! Arrête cela ! C’est horrible !

Kerans sentit Béatrice le saisir par les bras, les longs ongles bleus de la jeune femme le griffant à travers le tissu de son smoking. Elle regardait fixement la ville qui émergeait, une expression de révulsion sur son visage tendu, pleine d’une répugnance physique pour l’intense odeur âcre que répandaient les algues et les herbes marines mises soudain au contact de l’air, des ordures couvertes de bernacles et de rouille. De véritables rideaux de crasse étaient enroulés autour des fils télégraphiques emmêlés et des enseignes au néon à moitié décrochées ; une mince couche de vase collait aux façades des immeubles, transformant ce qui avait été la beauté limpide d’une cité sous-marine en un cloaque asséché et puant.

Pendant un moment, Kerans lutta pour libérer son esprit, se colletant avec cette inversion totale de son monde normal, incapable d’accepter la logique de cette renaissance qui se faisait devant lui. Il se demanda d’abord s’il ne s’était pas produit un renversement climatique complet qui allait faire disparaître ces mers qui s’étaient tout d’abord étendues, asséchant les villes submergées. S’il en était ainsi il lui faudrait reprendre pied dans ce nouveau présent ou accepter de jouer les robinsons des millions d’années plus tôt, sur la plage de quelque lagune triasique perdue. Mais dans les profondeurs de son esprit le grand soleil brillait toujours sans que sa puissance ait diminué ; il entendit Bodkin murmurer à côté de lui :