11. La ballade de « Missié Des Os »
Une demi-heure plus tard, Béatrice, Kerans et le docteur Bodkin purent descendre dans les rues. De grandes mares demeuraient encore çà et là, s’écoulant des rez-de-chaussée des immeubles, mais la plupart d’entre elles n’avaient pas plus de soixante ou quatre-vingts centimètres de profondeur. Il y avait des bandes de pavés asséchés sur plusieurs centaines de mètres de long, et quelques-unes des rues voisines avaient été complètement drainées. Des poissons et des plantes marines crevaient au milieu des chaussées, et d’immenses plaques de boue noirâtre encombraient les caniveaux et les trottoirs ; mais heureusement, l’eau qui sortait des immeubles creusait des rigoles au milieu de cette boue.
Toujours vêtu de son costume blanc, tirant des fusées éclairantes dans les rues sombres, Strangman courait, en tête de l’équipage qui le suivait en une masse hurlante ; ceux qui se trouvaient en avant balançaient un tonnelet de rhum, posé sur leurs paumes retournées, tandis que les autres brandissaient tout un assortiment de bouteilles, de machettes et de guitares. Quelques-uns crièrent Par dérision : « Missié des os » ! en voyant Kerans qui aidait Béatrice à descendre de la passerelle ; puis le trio se retrouva seul dans le silence du grand bateau à aubes échoué.
Tout en jetant un regard incertain vers l’anneau de la jungle qui se dressait au loin dans l’obscurité comme le tour du cratère d’un volcan éteint, Kerans ouvrit le chemin sur le trottoir vers le plus proche immeuble. Ils s’arrêtèrent à l’entrée d’un des plus grands cinémas.
Béatrice prit le bas de sa robe dans la main, et ils passèrent lentement devant les cinémas, les cafés et les cabarets occupés maintenant par les seuls bivalves et mollusques. Au premier carrefour, ils s’éloignèrent des hurlements de joie qui leur parvenaient de l’autre côté du square, et se dirigèrent vers l’ouest en longeant les gorges sombres et ruisselantes. Quelques fusées éclairantes continuaient à exploser au-dessus de leurs têtes, et de délicats mollusques accrochés aux portes brillaient doucement en reflétant des lumières roses ou bleues.
— Coventry Street, Haymarket…
Kerans lisait les noms de rues sur les panneaux rouillés. Ils se dissimulèrent vivement derrière une porte en entendant Strangman et sa suite traverser le square au pas de charge dans une confusion de bruits et de lumière, frappant de leurs machettes les bords pourris des vitrines.
— Espérons qu’ils trouveront quelque chose qui les satisfassent, murmura Bodkin. Il scruta l’horizon envahi comme s’il cherchait les profondeurs de l’eau noire qui avait recouvert les immeubles.
Ils marchèrent pendant plusieurs heures dans les rues étroites, comme d’élégants fantômes oubliés, rencontrant à l’occasion un des membres bruyants de l’équipage qui déambulait, ivre, au milieu de la chaussée, tenant des haillons dans une main, une machette dans l’autre. Quelques petits feux avaient été allumés au milieu des carrefours, et les hommes, par groupes de deux ou trois, se réchauffaient devant l’amadou enflammé.
Tout en les évitant, le trio s’était dirigé au centre du réseau des rues, vers ce qui avait été la rive sud de la lagune, là où l’immeuble de Béatrice se dressait dans l’obscurité, le faîte perdu dans les étoiles.
— Il va falloir que vous montiez à pied les dix premiers étages, dit Kerans à Béatrice.
Il désigna du doigt l’épaisse masse de boue qui formait une sorte de talus marécageux jusqu’aux fenêtres du cinquième étage, partie de l’immense massif de glaise coagulée, qui, comme l’avait expliqué Strangman, encerclait maintenant la lagune et formait une digue impénétrable contre les assauts de la mer. Le long des trottoirs ils pouvaient voir la grande masse visqueuse monter à l’assaut des toits, se glissant entre les immeubles vidés comme des poissons, qui constituaient une armature rigide.
Çà et là, la digue s’ancrait à un obstacle plus important – une église ou un bâtiment officiel – et s’écartait de sa forme circulaire autour de la lagune. Un de ces détournements correspondait au chemin qu’ils avaient suivi lorsqu’ils étaient allés assister à la séance de plongée, et le pas de Kerans s’accéléra tandis qu’ils s’approchaient de planétarium. Il attendit impatiemment pendant que les autres s’arrêtaient devant les vitrines vides d’un grand magasin ou regardaient la boue noirâtre qui descendait en suintant le long des escaliers roulants sous les groupes de bureaux pour former des mares visqueuses au milieu de la rue.
Les plus petits immeubles eux-mêmes avaient été barricadés avant d’être abandonnés, et un fouillis de barres d’acier et de grilles bouchait les entrées, cachant ce qui pouvait se trouver derrière. Tout était recouvert par une mince couche de boue, dissimulant la grâce et le caractère qui avaient pu autrefois distinguer les rues les unes des autres, de telle sorte que la ville entière donnait l’impression à Kerans d’être ressortie de ses propres égouts. Lorsque le jour du Jugement dernier viendrait, des armées de morts se dresseraient probablement, recouverts du même manteau sale.
— Robert.
Bodkin le saisit par le bras, désignant une rue sombre devant eux. À une cinquantaine de mètres devant, son dôme métallique se dessinant dans la lumière fragmentaire des fusées de signalisation éloignées, se dressait, la masse sombre et enveloppée d’ombre du planétarium. Kerans s’arrêta, reconnaissant les rues qui l’entouraient ; les trottoirs et les lampadaires ; puis il avança, mi-hésitant, mi-curieux, vers ce Panthéon à l’intérieur duquel se dissimulaient tant de ses terreurs et tant d’énigmes.
Des éponges et du varech rouge s’affaissaient mollement en travers du trottoir, devant l’entrée dont ils s’approchaient maintenant, cherchant soigneusement leur chemin, au milieu des plaques de boue qui couvraient la rue. Les bosquets fantomatiques de fucus qui avaient entouré le dôme flottaient maintenant doucement devant la verrière, leurs longues frondes pendant devant l’entrée, comme des morceaux d’une tente en lambeaux. Kerans s’en approcha, écarta les frondes et regarda prudemment à l’intérieur du hall obscur. Il y avait partout de minces plaques de boue, d’où sortaient quelques faibles sifflements au fur et à mesure qu’expirait la vie marine qui y avait été contenue, dans un long dégonflement de poches d’air ; il y en avait au-dessus de l’escalier qui menait au balcon, le long des murs et des portes. Le manteau de velours dont il avait gardé le souvenir depuis qu’il était descendu, était maintenant un dépotoir de déchets organiques en décomposition, comme des linceuls dans une tombe. Ce qui avait été le seuil translucide d’un utérus avait disparu, remplacé par l’entrée d’un égout.
Kerans avança dans le hall, se souvenant du profond berceau crépusculaire de l’auditorium et de son étrange zodiaque. Mais il n’y avait plus qu’un liquide sombre qui s’écoulait en ruisseaux sous ses pieds, comme le sang que perdrait une baleine blessée.
Il saisit rapidement Béatrice par le bras, et ils rebroussèrent chemin vers la rue.
— J’ai bien peur que la magie ait disparu, fît-il remarquer d’un ton neutre. Il se força à rire pour ajouter : je suppose que Strangman dirait qu’un suicidé ne doit jamais retourner sur les lieux de son crime.
En essayant de trouver un raccourci, ils s’égarèrent dans une ruelle sinueuse qui se terminait en cul-de-sac ; au moment où ils faisaient demi-tour, d’une mare, un petit caïman s’élança brusquement vers eux. Ils se précipitèrent entre les carcasses rouillées des voitures et regagnèrent une vraie rue, tandis que l’alligator fonçait derrière eux. L’animal s’arrêta près d’un lampadaire au bord du trottoir, frappant lentement le sol de sa queue, les mâchoires battantes ; Kerans tira Béatrice derrière lui. Ils avaient à peine couvert dix mètres en courant lorsque Bodkin glissa et tomba lourdement dans une flaque de vase.