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— Alan ! Vite !

Kerans allait revenir l’aider lorsque la tête du caïman se tourna vers eux. Oublié dans la lagune, il semblait terrorisé et prêt à attaquer n’importe quoi.

Un coup de feu éclata soudain, sa flamme illuminant la rue. Tenant des lampes au-dessus de leurs têtes, un groupe d’hommes apparut au coin de la rue. En tête se trouvait la silhouette toute blanche de Strangman, suivi par l’Amiral et grand César, le fusil à la bretelle.

Les yeux de Strangman brillaient dans la lumière brutale. Il s’inclina légèrement devant Béatrice puis salua Kerans. Le dos brisé, l’alligator se débattait sans espoir dans le caniveau, montrant son ventre jaune ; le grand César leva sa machette et se mit à lui couper la tête.

Strangman observait le tableau avec une satisfaction diabolique.

— Quelle brute ignoble ! commenta-t-il. Il tira de sa poche un énorme collier de faux diamants dans lequel des algues étaient encore emmêlées, et le tendit à Béatrice.

— Pour vous, ma chère.

Il attacha adroitement les pierres autour du cou de la jeune femme, regardant l’effet obtenu avec satisfaction. Les herbes accrochées parmi les pierres brillantes se détachaient sur la peau blanche de sa poitrine et la faisaient ressembler à quelque naïade sortie des profondeurs de l’eau.

— Tous les autres bijoux de cette mer morte sont à vous !

Il fit un large geste du bras et disparut, entraînant avec lui les lumières et les cris de ses hommes, les laissant tous trois dans l’obscurité et le silence, avec les pierres blanches et l’alligator décapité.

Au cours des journées qui suivirent, la situation devint encore plus aberrante. De plus en plus désorienté, Kerans errait seul tous les soirs dans les rues sombres – dans la journée, la chaleur était insupportable dans le labyrinthe de ruelles – incapable d’oublier la lagune, incapable en même temps de s’arracher aux rues vides et aux immeubles vidés de leur substance.

Passé le premier choc qu’il avait ressenti en voyant la lagune soudain asséchée, il était rapidement retombé dans un état de lourde inertie dont il essayait sans succès, de se débarrasser. Il comprenait confusément que la lagune avait représenté un complexe de besoins neuroniques qu’il était impossible de satisfaire par un autre moyen. Cette léthargie annihilante augmentait, que la violence qui l’entourait ne pouvait rompre ; il se sentait de plus en plus comme un homme abandonné dans un temps infini, encerclé par une masse de réalités dissonantes, datant de millions d’années.

Le grand soleil qui battait dans son esprit faisait presque disparaître les bruits du pillage et des orgies, les grondements des explosifs et des coups de fusil. Comme un aveugle il errait sous les vieilles galeries, franchissait des seuils, son smoking blanc souillé et taché de noir, essuyant les quolibets des marins qui passaient à côté de lui et lui frappaient amicalement l’épaule. À minuit, il retournerait déambuler au milieu des hurlements des chanteurs dans le soir, assisterait aux bacchanales aux côtés de Strangman, à demi caché dans l’ombre du bateau à aubes, regardant les danses, écoutant le battement des tambours et des guitares, tout son esprit absorbé par le martèlement sourd du soleil noir.

Il ne tenta pas de retourner à l’hôtel : la crique était bloquée par les deux chalands de pompage et l’autre lagune peuplée d’alligators ; il occupait ses journées, soit à dormir sur le divan de l’appartement de Béatrice, soit à demeurer, engourdi, dans un coin tranquille sur le pont du navire-magasin. Une partie des marins dormaient au milieu des caisses, tandis que d’autres discutaient de leur butin, attendant le crépuscule avec impatience et le laissant seul. Au mépris de toute logique il était plus prudent pour lui de rester auprès de Strangman que de revenir à son ancienne solitude. Bodkin, lui, avait choisi ce dernier régime, se retirant dans un état d’hébétude de plus en plus évident dans la station d’essais, accessible maintenant par les degrés à pic d’un escalier de secours à moitié déglingué ; mais des marins s’étaient emparés de lui au cours d’une de leurs razzias nocturnes dans les rues du quartier universitaire et l’avaient violemment brutalisé. En s’attachant de lui-même à l’entourage de Strangman, Kerans avait au moins reconnu l’autorité absolue de ce dernier sur les lagunes.

Il s’astreignit une fois à aller voir Bodkin ; il le trouva tranquillement installé dans son abri qu’un ventilateur fait à la main et un appareil déficient de conditionnement d’air parvenaient à rafraîchir. Comme lui, Bodkin paraissait être isolé sur une petite île de réalité au milieu d’une mer des temps.

— Robert, murmura-t-il entre ses lèvres gonflées, allez-vous-en d’ici. Emmenez cette fille (il chercha à se rappeler le nom), Béatrice ; trouvez une autre lagune.

Kerans approuva tout en se glissant dans le cône étroit d’air frais projeté par le conditionnement d’air.

— Je sais, Alan. Strangman est fou et dangereux, mais il y a une raison pour laquelle je ne peux pas encore partir. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a quelque chose ici – ces rues nues… (Il abandonna sa tentative d’exprimer ce qu’il ressentait.) De quoi s’agit-il ? Un étrange démon hante mon esprit ; je vois d’abord une échappée.

Bodkin parvint à s’asseoir lourdement.

— Écoutez, Kerans : emmenez-la, fichez le camp. Ce soir. Le temps n’existe plus ici.

Dans le laboratoire qui se trouvait à l’étage au-dessus, une mousse d’un brun pâle demeurait accrochée sur le grand demi-cercle de graphiques : le zodiaque neuronique démembré de Bodkin, et dissimulait les bancs d’essais et les hottes. Kerans essaya sans grande conviction de remettre en place ces graphiques qui étaient tombés par terre, puis il abandonna et passa l’heure suivante à laver son smoking de soie dans une flaque d’eau demeurée dans le coin d’un des éviers.

Peut-être par mimétisme, plusieurs membres de l’équipage portaient également maintenant des smokings et des cravates noires. On avait découvert dans un entrepôt, un camion de déménagement plein de tenues de soirée enfermées dans des enveloppes étanches. À l’instigation de Strangman une demi-douzaine de marins s’étaient habillés ainsi, avaient noué des cravates autour de leur cou épais et se pavanaient dans les rues, poussant des cris d’allégresse, agitant leurs basques et lançant leurs jambes de tous côtés, telle une troupe de garçons de restaurant à demi fous dans un carnaval de derviches tourneurs.

Après le laisser-aller du début, le pillage prenait maintenant une allure plus sérieuse. Quelles que fussent ses raisons personnelles, Strangman ne s’intéressait qu’aux objets d’art et après avoir procédé à une reconnaissance minutieuse, il avait repéré un des principaux musées de la ville. Toutefois, à son grand regret, l’édifice avait été entièrement vidé et il ne put récupérer qu’une grande mosaïque que ses hommes transportèrent morceau par morceau depuis le hall d’entrée jusque sur la dunette du navire-magasin où ils furent déposés comme un immense puzzle.

Son désappointement incita Kerans à aviser Bodkin que Strangman risquait de vouloir passer ses nerfs sur lui ; mais quand il grimpa à la station d’essais de bonne heure le soir suivant, il constata que Bodkin avait disparu. Le carburant du conditionneur d’air était épuisé et Bodkin avait, délibérément semblait-il, ouvert les fenêtres avant de partir, de telle sorte que la station fumait comme un chaudron.

Assez curieusement, la disparition de Bodkin n’affecta guère Kerans. Plongé en lui-même, il supposa que le biologiste avait suivi ses propres conseils et qu’il s’était dirigé vers une lagune plus au sud.