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Béatrice pourtant était toujours là. Comme Kerans, elle était plongée dans une profonde rêverie. Kerans la voyait rarement pendant la journée : elle s’enfermait alors dans sa chambre ; mais à minuit, lorsque la température se rafraîchissait, elle avait pris l’habitude de descendre de son appartement niché au milieu des étoiles et de rejoindre Strangman au milieu de ses bacchanales. Elle demeurait à côté de lui, comme engourdie, dans sa robe du soir bleue, la tête ornée de trois ou quatre diadèmes pris par Strangman dans la chambre forte de bijouterie, les seins cachés sous une masse de chaînes et de bijoux brillants comme la reine folle d’un mélodrame.

Strangman la traitait avec une étrange déférence, teintée d’une hostilité polie, un peu comme si elle eût été un totem tribal, une déesse dont la puissance permettait la continuité de leur chance, mais dont la présence était néanmoins gênante. Kerans essayait de rester près d’elle, dans l’orbite de sa protection ; le soir où il constata la disparition de Bodkin, il s’appuya aux coussins pour dire :

— Alan est parti. Le vieux Bodkin. L’as-tu vu avant qu’il s’en aille ?

Mais Béatrice regarda les feux allumés dans le square sans tourner les yeux vers lui, et dit d’une voix terne :

— Écoute les tambours, Robert. Combien penses-tu qu’il y ait de soleils, là ?

Plus fou que Kerans ne l’avait jamais vu, Strangman dansait au milieu des feux de camp, obligeant quelquefois Kerans à se joindre à lui, poussant les joueurs de tam-tam à accélérer encore leur rythme. Ensuite, épuisé, il se laissait glisser sur son divan, son visage blême ressemblant à de la craie bleue.

Appuyé sur un coude, il jeta un regard sombre vers Kerans accroupi sur un coussin à côté de lui.

— Savez-vous pourquoi ils ont peur de moi, Kerans ? L’Amiral, le grand César et les autres ? Je vais vous dire mon secret… (Il murmura) : c’est parce qu’ils me croient mort.

Saisi par une crise de fou rire, il se renversa sur son divan sans pouvoir s’empêcher de trembler.

— Oh, mon Dieu, Kerans ! Qu’est-ce qu’il y a, avec vous deux ? Cessez donc d’être dans la lune !

Il regarda le grand César qui s’approchait en retirant la tête séchée de l’alligator qu’il portait au-dessus de la sienne comme une cagoule.

— Oui ? Qu’y a-t-il ? Une chanson spéciale pour le docteur Kerans ? C’est important ! Vous avez entendu cela, docteur ? Allons-y, la ballade de Missié Des Os.

Le grand nègre s’éclaircit la gorge en se pavanant avec de grands gestes, et commença à chanter de sa voix profonde et gutturale :

Missié Des Os, il aime les gens desséchés, il s’est choisi une femme-banane ; trois prophètes malins, Elle l’a rendu fou, elle l’a plongé dans du vin de serpent, Il n’a jamais entendu autant d’oiseaux embourbés, Ce vieux patron alligator. Le drôle de Missié Des Os est allé pêcher des crânes, Du côté de la Crique des Anges, là où l’homme desséché galope ; Il a enlevé sa carapace pour attendre le bateau-église, Trois prophètes ont débarqué, Des prophètes d’un méchant dieu chinois. Le drôle de Missié Des Os, il a vu la jolie fille, Il lui a échangé sa carapace contre deux bananes, Il a pris la fille-banane comme une mangue chaude ; Les prophètes l’ont vu, Il n’y a pas eu d’hommes desséchés pour le drôle de Missié des Os. Le drôle de Missié Des Os, il a dansé pour la jolie fille, Il a construit une maison en bananes pour lui faire un nid d’amour…

Poussant soudain un grand cri, Strangman bondit hors du divan, dépassa le grand César en courant vers le centre du square, levant le bras vers le mur d’enceinte de la lagune, haut au-dessus d’eux. Se découpant sur le ciel, on voyait la petite silhouette rondouillarde du docteur Bodkin, avançant lentement sur le barrage de bois qui retenait les eaux de la crique. Inconscient d’avoir été repéré par les gens au-dessous de lui, il portait une petite boîte en bois dans une main ; une faible lueur apparaissait au bout d’un cordon qui y était attaché.

Parfaitement réveillé maintenant, Strangman hurla :

— Amiral ! Grand César ! Attrapez-le, il a une bombe !

Le groupe s’égailla dans une débandade déchaînée, tout le monde, à l’exception de Béatrice et de Kerans, s’élança dans toutes les directions autour du square. Des fusils crachèrent à droite ou à gauche et Bodkin s’arrêta, comme s’il hésitait, le cordon d’allumage faisant des étincelles autour de ses jambes. Puis il se tourna et repartit en arrière sur le barrage.

Kerans bondit sur ses pieds et s’élança derrière les autres. Au moment où il atteignait le mur d’enceinte, des fusées de signalisation furent lancées en l’air, projetant des morceaux de magnésium un peu partout dans la rue. Strangman et l’Amiral grimpaient un escalier de secours, tandis que le grand César tirait des coups de feu au-dessus de leurs têtes. Bodkin avait déposé la bombe au centre de la digue et s’éloignait en courant sur les toits.

Strangman fit un rétablissement sur la corniche, bondit sur le barrage et atteignit en une douzaine d’enjambées la bombe qu’il jeta au centre de la crique. Il y eut un éclaboussement et les hommes qui se trouvaient en bas firent entendre un murmure d’approbation. Reprenant son souffle, Strangman boutonna sa veste et tira un trente-huit à canon court du holster qu’il portait sur l’épaule. Un mince sourire apparut sur son visage ; poussé par les cris de ceux qui le suivaient, il s’élança derrière Bodkin qui avançait péniblement et grimpait au ponton de la station d’essais.

Kerans ne réagit pas en entendant les derniers coups de feu ; il se souvenait de l’avertissement de Bodkin et de la nécessité de disparaître avec Strangman et son équipage. Bodkin avait choisi d’ignorer cette obligation et Kerans ne lui en gardait pas rancune. Il revint lentement vers le square où se trouvait toujours Béatrice, assise sur son amas de coussins, la tête de l’alligator posée par terre devant elle. Au moment où il l’atteignit, il entendit derrière des pas qui ralentissaient de façon menaçante ; la bande devint étrangement silencieuse.

Il se détourna pour apercevoir Strangman qui avançait lentement, les lèvres tordues par un rictus. Le grand César et l’Amiral marchaient à ses côtés, les machettes remplaçant leurs fusils. Le reste de l’équipage s’était déployé en demi-cercle, dans l’expectative, manifestement satisfait de voir Kerans, le sorcier séparé de son thaumaturge rival, subir enfin le sort qu’il méritait.

— C’était plutôt stupide de la part de Bodkin, ne croyez-vous pas, docteur ? C’était aussi dangereux à vrai dire. Il s’en est fallu de bien peu que nous ne soyons tous noyés. (Strangman s’arrêta à quelques mètres de Kerans qu’il regarda d’un air maussade.) Vous connaissiez bien Bodkin, je suis surpris que vous n’ayez pas prévu cela. Je ne vois pas pourquoi je devrais prendre de nouveaux risques avec des biologistes fous.

Il était sur le point de faire un geste au grand César quand Béatrice bondit et se précipita vers Strangman.

— Strangman ! Pour l’amour du ciel, il suffit d’un. Arrêtez tout cela, nous ne vous ferons pas de mal ! Regardez, vous pouvez reprendre tout cela !

D’un geste brusque elle détacha la masse de colliers, arracha les diadèmes de ses cheveux et les jeta vers Strangman. Les repoussant avec colère, Strangman les envoya dans le ruisseau d’un coup de pied ; le grand César alla se placer derrière elle, la machette se balançant au-dessus de sa tête.