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Cinq minutes plus tard, le catamaran glissant sinueusement à la remorque du canot, ils traversaient la lagune, laissant l’hôtel derrière eux. Des vagues dorées miroitaient dans l’air bouillant et la végétation touffue qui les encerclait semblait danser sur les pentes imprégnées de chaleur ; on aurait dit une jungle ensorcelée.

Riggs scrutait l’intérieur de la cage d’un air sombre.

— Je remercie le ciel d’avoir reçu ce message de Byrd ! Il y a des années que nous aurions dû partir. Toutes ces études cartographiques des ports en vue d’une utilisation dans un avenir incertain sont absurdes ! Même en supposant que l’éclat du soleil diminue, il faudrait une dizaine d’années avant qu’on envisage sérieusement de réoccuper ces villes ; à ce moment-là, la plupart des immeubles les plus gros auront été engloutis sous la vase. Il faudrait deux divisions pour défricher la jungle autour de cette seule lagune… Bodkin me disait ce matin que déjà quelques plantes à baldaquin, des plantes non lignifiées, avaient dépassé une soixantaine de mètres de hauteur ! Tout cet endroit n’est rien d’autre qu’un satané zoo !

Il ôta sa casquette et s’épongea le front, puis reprit en criant dans le ronflement crescendo des deux moteurs diesel du hors-bord :

— Si Béatrice reste ici plus longtemps, elle va vraiment devenir folle. À propos, cela me rappelle une autre raison pour laquelle nous devons partir… (Il jeta un coup d’œil sur la longue et triste figure du sergent Macready installé à la barre, le regard fixé sur l’eau qui se scindait, puis sur les visages tirés et contrariés des autres hommes.) Dites-moi, Docteur, comment avez-vous dormi ces jours-ci ?

Intrigué, Kerans se retourna vers le colonel ; il se demandait si la question le concernait uniquement ou si elle visait de façon détournée, ses relations avec Béatrice Dahl.

— Parfaitement bien ! répondit-il, prudent. Jamais mieux dormi ! Pourquoi cette question ?

Mais Riggs se contenta de hocher la tête et se mit à crier des ordres à Macready.

2. Les iguanes

Poussant des cris de pucelle effarouchée, une grande chauve-souris au museau aplati s’éleva d’un des bras étroits de la rivière et piqua droit sur le canot. Son système sonar dut être perturbé par le labyrinthe de toiles géantes tissées en travers du ruisselet par des colonies d’araignées-loups, car elle rata de peu le capot grillagé au-dessus de la tête de Kerans. Elle longea la rangée des immeubles de bureaux inondés, entrant et ressortant des gigantesques voilures de frondaisons de fougères qui poussaient sur les toits. Soudain, au moment où elle passait devant une corniche en saillie, une créature immobile à tête de pierre happa la chauve-souris avec un claquement sec. On entendit un petit cri perçant et rauque et Kerans entrevit dans les mâchoires d’un lézard les débris d’ailes broyées. Puis le reptile disparut à nouveau dans les feuillages.

Tout le long du ruisseau, perchés aux fenêtres des immeubles et des grands magasins, les iguanes les regardaient passer, secouant leur gueule dure et figée de manière raide et saccadée. Ils se lancèrent dans le sillage du canot, happant les insectes délogés des mauvaises herbes et des troncs d’arbres pourris, puis regagnèrent, en traversant les fenêtres à la nage et escaladant les escaliers, leurs positions stratégiques, les uns sur les autres, en piles hautes de trois pieds. Ces lagunes et ces ruisseaux dans les immeubles à demi engloutis eussent été d’une étrange et irréelle beauté, sans ces reptiles ; mais iguanes et basilics avaient dépouillé ce monde de tout caractère fantastique. Comme l’indiquaient leurs sièges dans ces salles de conseil provisoire, ils régnaient sur la cité. Une fois de plus, ils représentaient la vie de façon dominante.

Kerans leva les yeux sur ces vieilles têtes impassibles et comprit la peur bizarre qu’elles suscitaient : elles évoquaient les scènes terrifiantes des jungles des premiers temps du paléogène, à l’époque où l’apparition des mammifères domina le règne des reptiles, et il ressentit cette haine implacable qu’éprouvent les représentants d’une espèce biologique envers ceux d’une autre qui leur a usurpé la place.

Ils aboutirent au bout de la rivière à une autre lagune, large cercle d’eau vert sombre, atteignant près de huit cents mètres de diamètre. Une ligne de bouées en plastique rouge menait à une ouverture sur la rive opposée. Le canot avait un tirant d’eau d’un peu plus de trente centimètres et, en glissant sur l’eau calme, le soleil derrière eux éclairant de biais les profondeurs immergées, ils pouvaient voir se profiler nettement, pareils à des fantômes géants, des immeubles de cinq à six étages ; çà et là, au passage d’une lame de houle, un toit couvert de mousse crevait la surface de l’eau.

À une vingtaine de mètres sous le canot, une allée grise s’allongeait entre les immeubles, toute droite, reste de quelque grande artère d’autrefois. Les carcasses bossues de voitures rouillées stationnaient toujours sur les bas-côtés. Un cercle de constructions intactes et par conséquent peu embourbées, entourait la plupart des lagunes, au centre de la ville. Dépouillés de toute végétation, si ce n’est quelques massifs de touffes de sargasses, les rues et les magasins avaient été presque entièrement préservés ; tout cela ressemblait à un tableau reflété par un lac, qui, on ne sait comment, avait perdu son modèle original.

La ville elle-même avait disparu depuis longtemps ; les constructions bâties sur acier des centres commerciaux et financiers avaient seules survécu à l’envahissement des eaux. Les maisons en brique et les usines à un étage avaient totalement disparu sous les tapis de vase. Aux seuls endroits où elles émergeaient, des forêts géantes d’un vert morne et incandescent, s’élevaient dans le ciel, étouffant les champs de blé qui recouvraient autrefois l’Europe tempérée et l’Amérique du Nord. Forêts impénétrables du Mato Grosso[1], atteignant parfois une centaine de mètres de hauteur, monde de cauchemar où rivalisaient dans leur retour précipité vers un passé paléolithique toutes les formes organiques ; les seules voies de transit pour les unités militaires des Nations unies passaient par cette série de lagunes qui s’étaient accumulées sur les cités anciennes. Mais ces passages eux-mêmes étaient maintenant submergés, après avoir été obstrués par la vase.

Kerans se souvenait des verdâtres crépuscules sans fin, qui s’étaient successivement refermés sur eux, tandis que Riggs et lui remontaient lentement de ville en ville, vers le nord de l’Europe, laissant derrière eux une végétation miasmatique qui étouffait les voies d’eau étroites et poussait de toit en toit.

À présent, ils allaient une fois de plus abandonner une autre ville. Outre les constructions massives de grands bâtiments commerciaux, elle se composait essentiellement de trois lagunes entourées d’une connexion de petits lacs d’une cinquantaine de mètres de largeur, et d’un réseau de rivières et de ruisseaux étroits qui serpentaient, suivant grossièrement le plan des anciennes rues, au sein d’une jungle isolée. Ces cours d’eau disparaissaient complètement, à un endroit ou à un autre, ou alors se jetaient dans les nappes fumantes d’eau courante, vestiges des océans de jadis. Puis venaient des archipels qui avaient fusionné, recouverts par les épaisses forêts du continent méridional.

La base militaire installée par Riggs et sa section abritant la station d’essais biologiques bordait la lagune extrême sud. Elle était dominée par une bonne partie des plus grands bâtiments qui formaient autrefois le quartier des affaires.

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1

Mato Grosso : vaste plateau de l’Ouest du Brésil, recouvert d’importantes forêts.