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— Strangman ! (Béatrice se jeta sur lui en trébuchant, le fit presque tomber par terre en s’agrippant à ses revers.) Espèce de diable blanc, ne pouvez-vous pas nous ficher la paix ?

Strangman la repoussa de côté, la respiration sifflante entre ses dents serrées. Il jeta un regard sauvage sur la femme agenouillée au milieu des bijoux et fut sur le point de faire signe au grand César qu’il pouvait y aller lorsqu’un frisson agita soudain sa joue droite. Il se gifla de sa main ouverte, essayant de chasser une mouche ; puis il serra les muscles de son visage dans une horrible grimace, incapable de maîtriser la contraction. Sa figure demeura tordue pendant un moment en un grotesque bâillement, comme si sa mâchoire était tétanisée. Conscient de l’indécision de son maître, le grand César hésita et Kerans recula dans l’ombre du navire-magasin.

— D’accord ! Bon Dieu quel… !

Strangman grommela quelque chose pour lui-même et redressa sa veste, accédant avec regret à la demande de Béatrice. Le tic avait disparu. Il hocha doucement la tête vers la jeune femme, comme s’il voulait l’avertir qu’il serait inutile qu’elle intercède à nouveau ; puis il lança un ordre brusque au grand César. Les machettes disparurent mais avant que Béatrice eût pu protester de nouveau, la bande au complet se jeta sur Kerans, dans un concert de cris et de hurlements, battant des mains et agitant les bras.

Kerans essaya de leur échapper ; il se demanda en regardant les visages grimaçants qui lui faisaient face, s’il ne s’agissait pas purement et simplement d’une manœuvre compliquée destinée à faire disparaître la tension créée par le meurtre de Bodkin et à lui administrer en même temps une salutaire leçon. Il sauta par-dessus le divan de Strangman au moment où la meute allait l’atteindre, mais trouva sa retraite bloquée par l’Amiral qui sautait d’un pied sur l’autre dans ses chaussures de tennis blanches, comme un danseur. Celui-ci bondit soudain en avant et arracha les pieds de Kerans du sol. Kerans tomba lourdement sur le divan ; une douzaine de mains brunes à la peau huileuse l’attrapèrent par le cou et les épaules et le culbutèrent en arrière sur les pavés. Il lutta désespérément pour se libérer, jeta un regard vers Strangman et Béatrice qui, haletants, l’observaient de loin. Puis Strangman prit le bras de la jeune femme et la conduisit fermement vers la passerelle.

C’est alors qu’un grand coussin de soie fut jeté sur le visage de Kerans et que les mains calleuses commencèrent à jouer du tam-tam sur sa nuque.

12. La fête des crânes

La fête des crânes !

Levant dans la vive lumière un verre dont le liquide ambré coulait sur son costume, Strangman poussa un cri de triomphe et sauta en gesticulant à bas de la fontaine au moment où le tombereau fit un écart sur le pavé du square. Tiré par six marins torse nu, ruisselant de sueur, pliés en deux entre les brancards, il se secouait et cahotait au milieu des tisons embrasés, une douzaine de mains le maintenant dans la bonne direction ; tandis que les tam-tams battaient crescendo, il atteignit enfin le bord de l’estrade et son contenu d’une blancheur luisante fut vidé sur les planches aux pieds de Kerans. Un cercle de chanteurs se forma immédiatement autour de lui, battant des mains sur un rythme accéléré, leurs dents blanches lançant des éclairs et claquant des doigts comme une bande de démons, se déhanchant et frappant le sol de leurs talons. L’Amiral s’avança, se frayant un chemin parmi les torches tourbillonnantes, le grand César tenant un trident d’acier devant lui ; un énorme paquet de varech rose et de fucus fixé dans sa barbe, tituba jusqu’au dais et avec un grognement d’effort, lança les frondes ruisselantes en l’air au-dessus du trône.

Kerans se rejeta désespérément en arrière au moment où les herbes douceâtres et âcres tombèrent autour de sa tête et de ses épaules, tandis que la lumière des torches des danseurs se reflétait sur les accotoirs dorés du trône. Environné par le battement des tam-tams qui parvenait presque à exorciser la pulsation plus profonde encore qui résonnait faiblement au fond de son esprit, il se laissa pendre de tout son poids, aux lanières pleines de sang qui ceinturaient ses poignets, indifférent à la douleur, perdant et reprenant connaissance. À ses pieds, à la base du trône, la blancheur ivoirine d’une moisson d’ossements brillait faiblement. De minces tibias, des fémurs, des omoplates semblables à des truelles usées, des côtes et des vertèbres entrelacées, et même deux crânes. La lumière vacillait sur leurs têtes chauves et clignait dans les orbites vides, allumée par les torchères remplies de kérosène, que portaient les statues qu’on avait disposées de façon à former un couloir traversant le square jusqu’au trône. Strangman, caracolant à leur tête, commença à zigzaguer entre les nymphes de marbre, pendant qu’autour du feu les joueurs de tam-tam pivotaient sur leurs sièges pour suivre leur progression.

Profitant d’un répit momentané pendant qu’ils encerclaient le square, Kerans se laissa couler contre le dossier de velours, tirant automatiquement sur ses poignets attachés. Le goémon pendait autour de son cou et de ses épaules, tombant sur ses yeux en s’accrochant dans la mince couronne que Strangman avait enfoncée jusqu’à ses sourcils. Presque sec, il laissait échapper un suintement gluant, et recouvrait son bras de telle sorte qu’on ne voyait plus de sa veste de smoking que quelques bandes en haillons. Au bout du dais, de l’autre côté d’une litière d’ossements et de bouteilles de rhum, se trouvaient d’autres tas d’herbes, ainsi que des débris de coquilles et des méduses démembrées dont ils l’avaient bombardé avant de découvrir le mausolée.

Quelques mètres derrière lui se dressait la coque du navire-magasin, quelques lumières encore allumées sur le pont. La fête durait depuis deux nuits, à un rythme qui s’accélérait d’heure en heure ; Strangman était apparemment décidé à épuiser son équipage. Kerans dérivait désespérément dans une rêverie semi-consciente, la douleur endormie par le rhum que l’on avait versé de force dans sa gorge – ce qui était évidemment l’ultime indignité destinée à noyer Neptune dans une mer encore plus magique et plus puissante, – une douce torpeur masquant la scène qui se déroulait devant lui dans un brouillard de sang et d’invisibilité. Il était vaguement conscient de ses poignets déchirés et de son corps lacéré, mais demeurait assis, patiemment, jouant stoïquement son rôle de Neptune dont on l’avait affublé, recevant les injures et les ordures qu’on jetait sur lui, comme si l’équipage se déchargeait ainsi de sa peur et de sa haine de la mort. C’était dans ce rôle, et dans la caricature qu’il en donnait, que reposait sa seule chance de salut. Quels que fussent ses motifs, Strangman paraissait toujours peu disposé à le tuer et l’équipage reflétait cette hésitation ; les marins déguisaient leurs insultes et leurs tortures en plaisanteries grotesques et drôles, se justifiant vis-à-vis d’eux-mêmes lorsqu’ils le bombardaient d’herbes marines, en faisant semblant d’apporter les offrandes à une idole.

Le serpentin de danseurs réapparut et forma un cercle chantant autour de lui. Strangman se détacha du centre – il hésitait manifestement à s’approcher trop près de Kerans, craignant peut-être que la vue des poignets et du front sanglants lui fasse réaliser la cruauté de là plaisanterie ; le grand César s’avança ; son énorme visage noueux faisant penser à la gueule d’un hippopotame. S’avançant d’un pas lourd au rythme des bongos, il choisit un crâne et un fémur dans la pile d’ossements qui entourait le trône, et se mit à faire un tam-tam à l’intention de Kerans en frappant sur les différentes épaisseurs des os temporaux et occipitaux, obtenant une sorte de gamme crânienne. D’autres marins se joignirent à lui, et dans un cliquetis de fémurs et de tibias, de radius et de cubitus, une folle danse d’ossements prit naissance. Affaibli, à demi conscient des visages grimaçants qui lui lançaient des injures et se pressaient à moins de cinquante centimètres de lui, Kerans attendit que tout ceci se calmât, puis, il s’appuya en arrière et essaya de cacher ses yeux lorsqu’une salve de fusées éclairantes éclata au-dessus de leurs têtes et illumina pendant un moment le navire-magasin et les immeubles qui l’entouraient. Ce signal sonnait la fin de la fête et le commencement d’une nouvelle journée de travail. Avec de grands cris, Strangman et l’Amiral repoussèrent les danseurs. La charrette fut écartée, ses roues de fer cliquetant sur les pavés, et on éteignit les torchères de kérosène. En moins d’une minute le square redevint sombre et vide, quelques flammèches dansant seules au milieu des coussins et des tambours, se reflétant de façon intermittente dans les montants dorés du trône et dans les ossements blancs qui l’entouraient.