De temps en temps, à différents moments de la nuit, de petits groupes de pilleurs réapparurent, poussant leur butin devant eux, une statue de bronze ou un morceau de portique ; ils les hissaient dans le bateau et disparaissaient de nouveau, ignorant la silhouette immobile qui se tenait voûtée, sur le trône, dans l’ombre. Kerans finit par s’assoupir, inconscient de la fatigue et de la faim, pour ne s’éveiller que quelques minutes avant l’aube, au moment le plus frais de la nuit, et appeler Béatrice. Il ne l’avait pas vue depuis qu’on l’avait capturé après la mort de Bodkin et supposait que Strangman avait enfermé la jeune femme dans le navire-magasin.
Finalement, après cette nuit explosive avec son tintamarre de tam-tams et de fusées éclairantes, l’aube se leva sur le square plein d’ombre, traînant derrière elle l’immense baldaquin doré du soleil. En moins d’une heure le square et les rues vides qui l’entouraient devinrent silencieux ; le ronflement lointain d’un conditionneur d’air dans le navire-magasin était le seul élément qui rappelât à Kerans qu’il n’était pas seul. Sans qu’il sût trop comment, par un miracle évident, il avait survécu à la journée précédente et à la nuit, sans protection contre la chaleur de midi, n’ayant pour l’ombrager que le manteau d’herbes accrochées à sa couronne. Comme un Neptune échoué, il contempla à travers ce casque improvisé d’herbes marines, le tapis de lumière brillante qui recouvrait les os et les ordures.
Une fois, il s’était rendu compte qu’une écoutille s’ouvrait sur le pont au-dessus de lui, et il avait deviné que Strangman était sorti de sa cabine pour l’observer ; quelques minutes plus tard, plusieurs seaux d’eau glacée avaient été jetés sur lui. Il avait fiévreusement lapé les gouttes froides qui tombaient des herbes dans sa bouche comme des perles glacées. Immédiatement après cela, il avait sombré dans une profonde torpeur, s’éveillant après le coucher du soleil, juste avant que la fête nocturne ne recommence.
Puis Strangman était descendu, vêtu de son costume blanc soigneusement repassé, et l’avait examiné d’un œil critique ; dans un étrange accès de pitié, il avait murmuré soudain :
— Kerans, comment faites-vous pour être encore en vie ?
Ce fut cette remarque qui le soutint tout au long de la deuxième journée, quand le tapis blanc de midi s’étendit sur le square en couches incandescentes séparées de quelques centimètres, comme les plans d’univers, parallèles, cristallisés dans leur continuité par la chaleur intense. L’air brûlait comme une flamme au travers de sa peau. Il regarda les statues de marbre avec apathie, pensa à Hardman qui avançait au milieu de piliers de lumière dans son cheminement vers la gueule du soleil ; disparaissant derrière des dunes de cendre lumineuse. La même puissance qui avait sauvé Hardman semblait s’être révélée à l’intérieur même de Kerans, ajustant en quelque sorte son métabolisme de façon qu’il puisse survivre à la chaleur écrasante. On l’observait toujours au-dessus de sa tête. À un moment donné, une grande salamandre d’un mètre de longueur s’était précipitée vers lui parmi les ossements, ses dents étincelant comme des éclats d’obsidienne et tandis qu’il flairait Kerans, l’animal s’agitait lentement. Un unique coup de feu avait éclaté du pont, transformant le lézard en une masse sanglante qui se tordait à ses pieds.
Comme les reptiles qui demeuraient immobiles dans la lumière du soleil, il attendit patiemment la fin du jour.
De nouveau, Strangman parut surpris de le découvrir, oscillant dans un délire épuisé, mais toujours en vie. Un frémissement nerveux agita sa bouche, et il jeta un regard irrité vers le grand César et les membres de l’équipage qui attendaient autour du dais dans la lumière des torches, apparemment aussi surpris que lui-même. Quand Strangman commença à crier et à vociférer pour que l’on frappe les tambours, la réponse fut nettement moins rapide.
Décidé à détruire une fois pour toutes le pouvoir de Kerans, Strangman ordonna que deux nouvelles barriques de rhum soient descendues du navire-magasin, espérant ainsi chasser de l’esprit de ses hommes leur peur inconsciente de Kerans et du gardien patriarcal de la mer qu’il symbolisait maintenant. Le square fut bientôt rempli de silhouettes bruyantes et trébuchantes, portant à leurs lèvres verres et bouteilles, dansant des claquettes sur la peau tendue des tambours. Accompagné par l’Amiral, Strangman allait rapidement d’un groupe à l’autre, incitant ses hommes à se conduire avec encore plus d’extravagance. Le grand César se coiffa de la tête de l’alligator, et fit le tour du square sur les genoux tandis qu’une troupe battant du tambour le suivait en poussant des hourras.
Kerans attendit avec lassitude que la bacchanale atteignît son apogée. Sur les instructions de Strangman, le trône fut soulevé de l’estrade et amarré sur la carriole. Kerans, sans réaction, gardait la tête appuyée au dossier, regardant les flancs sombres des immeubles, tandis que le grand César entassait les os et les herbes marines autour de ses pieds. Strangman poussa un cri et la procession d’ivrognes s’ébranla, une douzaine d’hommes luttant pour se mettre entre les brancards du tombereau qu’ils jetaient à droite et à gauche en travers du square, renversant deux des statues. Au milieu d’un chœur d’ordres excités de Strangman et de l’Amiral, lesquels couraient aux côtés des roues, essayant désespérément de la retenir, la charrette prit rapidement de la vitesse tourna dans une petite rue, se pencha sur un trottoir avant de démolir un lampadaire rouillé. Tapant de ses poings énormes sur les têtes crépues des hommes qui l’entouraient, le grand César se fraya un chemin jusque devant les brancards, en prit un dans chaque main et l’obligea à retrouver une allure plus paisible.
Loin au-dessus de leurs têtes, Kerans était assis sur le trône branlant, revenant lentement à la vie sous l’influence de l’air frais. Il observa la cérémonie au-dessous de lui avec un détachement à demi conscient, se rendant compte qu’ils parcouraient systématiquement toutes les rues de la lagune desséchée, presque comme s’il était un Neptune arraché à son monde et obligé contre sa volonté à sanctifier les parties de la ville engloutie que Strangman lui avait volées pour les régénérer.
Mais graduellement, comme si l’effort qu’ils devaient déployer pour tirer la charrette éclaircissait leurs esprits et les remettait au pas, les hommes qui se trouvaient entre les brancards se mirent à chanter quelque chose qui ressemblait à une vieille chanson de docker haïtien, une sourde complainte qui souligna de nouveau leur attitude ambivalente à l’égard de Kerans. Dans un effort pour leur rappeler le véritable objet de leur promenade, Strangman se mit à crier et à brandir son pistolet après qu’une courte mêlée leur eut fait changer la direction de leur charrette qu’ils poussaient maintenant au lieu de la tirer. Au moment où ils passaient devant le planétarium, le grand César sauta dans le tombereau, se cramponna au trône comme un singe immense, saisit la tête de l’alligator et l’enfonça sur les épaules de Kerans.