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Aveuglé et presque suffoqué par la puanteur fétide qui émanait de la peau imparfaitement nettoyée, Kerans se sentit balancé irrémédiablement d’un côté à l’autre au fur et à mesure que le tombereau reprenait de la vitesse. Les hommes entre les brancards couraient dans la rue, suivant n’importe quelle direction, haletant derrière l’Amiral et Strangman, tandis que le grand César les poursuivait à coups de poing et de pied. Dans une course incontrôlée, la charrette faisait des embardées et vacillait ; elle manqua de s’écraser sur un refuge au milieu de la chaussée, puis se redressa et accéléra sa course sur une portion de route libre. Comme ils approchaient d’un carrefour, Strangman cria soudain quelque chose au grand César ; sans un regard, l’immense mulâtre se jeta de tout son poids sur le brancard du côté droit, et la charrette pivota avant de bondir sur un trottoir. Elle dévala encore cinquante mètres, tandis que les hommes emmêlaient leurs jambes les uns aux autres et tombaient sur le sol ; puis dans un grincement d’essieux métalliques et de bois, elle s’écrasa contre un mur et dégringola sur le côté.

Arraché à ses amarres, le trône fut projeté au milieu de la rue dans un petit banc de vase. Kerans était couché, le visage vers le sol, son choc contre le pavé adouci par la boue, libéré de la tête de l’alligator, mais toujours attaché à son siège. Deux ou trois membres de l’équipage étendus autour de lui, bras et jambes écartés, se relevèrent et une roue détachée de la charrette s’élança en l’air.

Saisi d’un rire irrépressible, Strangman donnait de grandes claques dans le dos du grand César et de l’Amiral, pendant que les autres marins discutaient entre eux avec excitation. Ils contemplèrent la charrette démolie puis se retournèrent pour regarder le trône renversé. Strangman avait majestueusement posé un pied dessus, balançant le dossier cassé. Il garda cette position assez longtemps pour convaincre sa suite que le pouvoir de Kerans était maintenant véritablement aboli, puis rengaina son pistolet à fusées et s’éloigna dans la rue en faisant signe aux autres de le suivre. Dans un concert de cris et de huées, la bande s’éloigna.

Attaché par les bras sous le trône renversé, Kerans agita ses membres douloureux. Sa tête et son épaule droite étaient à moitié enfoncées dans le banc de vase qui durcissait. Il remua ses poignets entre les liens relâchés, mais ils étaient encore trop serrés pour qu’il puisse libérer ses mains.

S’appuyant sur ses épaules, il essaya de tirer le trône avec ses bras, puis remarqua que l’accoudoir gauche s’était détaché de son support vertical. Il appuya lentement ses doigts engourdis contre l’accotoir et commença à faire passer les liens, boucle par boucle, par-dessus l’extrémité lacérée du support qui dépassait.

Lorsque sa main fut enfin libérée, il la laissa mollement tomber sur le sol puis massa ses lèvres et ses joues meurtries et frotta les muscles endoloris de sa poitrine et de son ventre. Il se tourna sur le côté et défit le nœud qui attachait son poignet droit à l’autre accoudoir, dans les brefs éclairs qui provenaient des fusées ; il détacha les lanières et acheva de se libérer.

Il demeura immobile pendant cinq minutes sous la masse sombre du trône, écoutant les voix lointaines qui s’éloignaient dans les rues derrière le navire-magasin. Les lumières disparurent progressivement et la rue devint une vallée silencieuse, les toits faiblement éclairés par les reflets phosphorescents des animalcules en train de mourir, qui étendaient une sorte de toile d’araignée argentée au-dessus des immeubles désertés et en faisaient le quartier mourant d’une vieille cité spectrale.

Il rampa sous le trône et se leva en vacillant, tituba sur le trottoir et s’appuya contre le mur, les tempes bourdonnant sous l’effort. Il appuya son visage contre la pierre fraîche, encore humide, examinant la rue dans laquelle Strangman et ses hommes avaient disparu.

Soudain, avant que ses yeux se ferment inconsciemment, il vit s’approcher deux silhouettes : l’une était familière avec son costume blanc, l’autre était grande, roulant des épaules, descendant rapidement la rue dans sa direction.

— Strangman… murmura Kerans.

Ses doigts s’agrippèrent à la pierre effritée, tandis qu’il s’enfonçait dans l’ombre qui recouvrait le mur. Les deux hommes étaient encore à une centaine de mètres de lui, mais il pouvait déjà voir les enjambées vives et décidées de Strangman, la démarche chaloupée du grand César qui le suivait. Alors qu’ils franchissaient un carrefour, un rai de lumière se refléta sur un objet, une lame d’acier qui se balançait dans la main du grand César.

Fouillant l’obscurité, Kerans glissa le long du mur et manqua de se couper les mains sur l’angle vif d’un morceau de glace d’une vitrine brisée. À quelques mètres de là s’ouvrait une large galerie qui traversait le pâté de maisons pour rejoindre une rue parallèle à cinquante mètres plus à l’ouest. Le sol y était recouvert par une couche de boue noire, épaisse de trente centimètres, et Kerans s’accroupit pour grimper les marches obscures ; il courut lentement dans le tunnel sombre, se dirigeant vers l’autre extrémité du passage, la boue étouffant le bruit de son pas claudicant.

Il attendit derrière un pilier à l’autre bout du tunnel, se calmant progressivement tandis que Strangman et le grand César atteignaient le trône. La machette dans la main du géant paraissait quelque chose d’encore plus dangereux qu’un rasoir. Strangman leva une main pour l’arrêter avant de toucher le trône ; il examina prudemment les rues et les murs percés de fenêtres, sa mince mâchoire blanche éclairée par le clair de lune. Puis il fit un geste brusque vers le grand César et redressa le trône d’un coup de pied.

Tandis que leurs jurons éclataient dans la nuit, Kerans s’arracha à son pilier et traversa rapidement la rue sur la pointe des pieds jusqu’à une ruelle étroite qui s’enfonçait dans le labyrinthe du quartier de l’université.

Une demi-heure plus tard, il arrivait tout en haut d’un immeuble de bureaux de quinze étages, élément du mur périphérique de la lagune. Un balcon étroit courait tout le long des bureaux jusqu’à un escalier de secours qui descendait dans la jungle des toits au-dessus de lui, pour être finalement absorbé par une gigantesque masse de boue qui n’avait pu s’écouler. Des petites flaques d’eau, condensation du brouillard de chaleur de l’après-midi, s’étendaient sur les sols en matière plastique ; Kerans s’étendit de tout son long et trempa son visage et sa bouche dans le liquide frais, massant doucement ses poignets blessés.

On ne le cherchait pas. Plutôt que d’avouer une défaite complète – seule interprétation que les marins auraient donné à la disparition de Kerans – Strangman avait décidé d’accepter sa fuite comme un fait accompli et de l’oublier, persuadé que Kerans allait filer vers les lagunes plus au sud. Tout au long de la nuit les équipes de pillage continuèrent à parcourir les rues, chaque succès étant signalé par des lancements de fusées et de feux de Bengale.

Kerans se reposa jusqu’à l’aurore, étendu dans une flaque d’eau qui le baignait à travers les lambeaux de sa veste de smoking qui pendaient toujours sur ses membres, le lavant de la puanteur des herbes marines. Une heure avant le lever du jour, il se remit sur ses pieds, retira sa veste et sa chemise qu’il enfouit à l’intérieur d’un trou dans le mur. Il dévissa une applique lumineuse en verre qui était encore intacte et s’en servit pour ramasser avec précaution l’eau de l’une des flaques du plancher. Il en avait plus d’un litre lorsque le soleil se leva à l’est de la lagune. Deux couloirs plus loin, il attrapa un petit lézard dans les toilettes et le tua avec une brique cassée. Utilisant un fragment de verre comme lentille, il alluma un feu d’amadou et fit griller les filets de viande filandreuse et sombre jusqu’à ce qu’ils fussent tendres. Les petites tranches prirent dans sa bouche meurtrie un goût délicieux de graisse chaude. Retrouvant ses forces, il retourna à l’étage supérieur et s’installa dans une minuscule pièce de service derrière la cage de l’ascenseur. Après avoir coincé la porte avec des morceaux rouillés de rampe de l’escalier, il s’installa dans un coin et attendit le soir.