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Kerans secoua la tête et l’aida à se mettre debout. Il contempla la silhouette élégante de Béatrice, ses lèvres lisses et rouges et ses ongles laqués, presque ahuri de redécouvrir l’odeur entêtante de son parfum et le froufrou du brocart de sa robe. Après la violence et l’horreur des derniers jours, il se sentait dans la même situation que les explorateurs couverts de poussière qui se trouvaient devant la tombe de Néfertiti et tombaient sur le masque merveilleusement peint dans les profondeurs de la nécropole.

— Strangman est capable de tout, Béatrice ; il est fou. Ils ont agi comme des cinglés avec moi ; ils ont été fichtrement près de me tuer.

Béatrice ramassa la traîne de sa robe, chassant les bijoux qui s’accrochaient au tissu. Malgré l’amoncellement extravagant qui se trouvait devant elle, ses poignets et sa poitrine étaient nus ; elle ne portait qu’un de ses propres clips en or.

— Mais Robert, même si nous parvenons à filer…

— Tais-toi !

Kerans s’arrêta tout près du rideau, observant les rangées de perles qui se balançaient doucement ; il se détendit, essayant de se souvenir si un hublot était resté ouvert dans l’antichambre.

— J’ai construit un petit radeau grâce auquel nous devrions pouvoir nous éloigner. Plus tard, nous nous reposerons et nous en construirons un plus grand.

Il s’avança vers le rideau ; mais les rangées de perles s’écartèrent un petit peu, quelque chose se déplaça avec la vivacité d’un serpent, et une lame d’acier, tourbillonnant, longue d’un mètre fendit l’air et tournoya vers sa tête comme une immense faux. Clignant des yeux sous la douleur, Kerans bondit en sentant la lame effleurer son épaule droite et y dessiner une mince éraflure sur quelques centimètres avant d’aller s’enfoncer avec une vibration métallique dans le panneau de chêne derrière lui. Incapable de crier, Béatrice recula, les yeux agrandis par la terreur et heurta une des petites tables, renversant sur le sol un des coffres de bijoux.

Avant que Kerans puisse atteindre la jeune femme, le rideau fut repoussé par un bras énorme et une gigantesque silhouette bossue s’encadra dans la porte, la tête borgne baissée sous le linteau comme celle d’un taureau. La sueur coulait en rigoles de son énorme poitrine musclée, tachant son short vert. Il tenait dans la main droite une lame d’acier brillante, prête à s’enfoncer dans le ventre de Kerans.

L’esquivant à travers la pièce, Kerans serra le revolver dans sa main, tandis que l’œil cyclopéen de l’immense nègre le suivait. Il posa le pied sur le fermoir ouvert d’un collier et tomba en arrière sur le divan.

Comme il se redressait et s’appuyait contre le mur, le grand César se lança vers Kerans, brandissant son couteau qui décrivit un court arc de cercle comme l’extrémité d’une hélice. Béatrice cria, mais sa voix fut brusquement couverte par le grondement terrifiant du colt. Rejeté en arrière par le recul, Kerans s’assit sur le divan, et regarda le mulâtre s’écraser en se tordant sur le pas de la porte, tandis que le poignard tombait de sa main. Un étrange gargouillement sortit de sa gorge, et avec un effort dans lequel il mettait toute sa douleur et toute sa déception, il s’accrocha au rideau de perles qu’il arracha du linteau. Les muscles noueux de son torse se contractèrent pour la dernière fois. Serrant le rideau autour de lui, il tomba en avant sur le plancher, battant l’air de ses membres énormes, des milliers de perles roulant aux alentours.

— Béatrice ! Viens !

Kerans la saisit par le bras et l’entraîna par-dessus le corps prostré dans l’antichambre, sa main et son bras droits encore engourdis par le recul violent du colt. Ils passèrent le recoin et traversèrent en courant le bar désert. Au-dessus de leurs têtes, une voix cria quelque chose ; des pas résonnèrent sur le pont, se dirigeant vers le bastingage.

Kerans s’arrêta, regarda les plis volumineux de la robe de Béatrice et abandonna son plan ; il avait eu l’intention de s’enfuir par le même chemin qu’il avait pris pour venir, en passant par l’aube arrière.

— Il va falloir franchir la passerelle. (Il désigna du doigt l’accès au bastingage tribord qui n’était pas gardé, tandis que les cupidons du night-club posaient leurs lèvres de rubis sur les flûtes et dansaient de chaque côté de l’escalier). Nous serons peut-être un peu visibles, mais il n’y a pas d’autre solution.

Ils étaient à peu près à mi-chemin de la passerelle lorsque celle-ci commença à se balancer sur ses bossoirs et ils entendirent l’Amiral leur glapir quelque chose du pont ; quelques secondes… un fusil de chasse claqua et les plombs s’enfoncèrent dans le toit en bardeau au-dessus de leurs têtes. Kerans baissa celle-ci rapidement : il pouvait voir, au bout de la passerelle amarrée au pont, le long canon du fusil de chasse, juste au-dessus d’eux, que l’Amiral ajusta.

Kerans sauta dans le square, saisit Béatrice par la taille et la renversa par terre. Ils rampèrent jusque sous la coque du navire-magasin, puis se précipitèrent à travers le square vers la rue la plus proche.

Ils étaient à mi-chemin lorsque Kerans regarda par dessus son épaule et aperçut un groupe des hommes de Strangman de l’autre côté du square. Ils échangeaient des cris avec l’Amiral et virent Kerans et Béatrice une centaine de mètres plus loin.

Kerans se mit à courir, le revolver toujours serré dans sa main, mais Béatrice le retint.

— Non, Robert ! Regarde !

En face d’eux, avançant au coude à coude et occupant toute la largeur de la rue, se trouvait un autre groupe, un homme vêtu de blanc au centre. Il avançait tranquillement, un pouce négligemment passé dans sa ceinture, faisant signe à ses hommes de l’autre et touchant presque des doigts l’extrémité de la machette que brandissait son voisin.

Changeant de direction, Kerans entraîna Béatrice en diagonale à travers le square, mais le premier groupe s’était déployé et leur coupait le passage. Une fusée fut lancée du pont du bateau et inonda le square de sa lumière rose.

Béatrice s’arrêta, hors d’haleine, serrant inutilement dans sa main le talon cassé de sa sandale dorée. Elle regarda avec hésitation les hommes qui s’approchaient d’eux.

— Chéri… Robert… Et le bateau ? Essaye d’y retourner !

Kerans la saisit par le bras et ils reculèrent dans l’ombre sous l’aube avant, dont les pales les mettaient à l’abri du fusil braqué sur eux depuis le pont du bateau. L’effort qu’il avait dû fournir pour grimper à bord du navire puis pour courir à travers le square, avait épuisé Kerans, et ses poumons se contractaient en spasmes douloureux, de telle sorte qu’il pouvait à peine tenir le revolver.

— Kerans…

La voix froide et ironique de Strangman s’éleva dans le square. Il avança d’une démarche tranquille à la portée du colt, mais soigneusement couvert par les hommes qui l’encadraient. Ils avaient tous des machettes ou des coupe-coupe, leurs visages étaient affables et détendus.

— C’est la fin, Kerans… La fin !

Strangman s’arrêta à quelques mètres de Kerans, ses lèvres sardoniques se tordant en un petit sourire, l’examinant avec une pitié presque amicale.

— Désolé, Kerans, mais vous nous avez plutôt gênés. Jetez votre arme, sinon nous tuerons aussi la fille Dahl. (Il attendit quelques secondes avant d’ajouter.) Je suis sincère, vous savez.

Kerans retrouva sa voix.

— Strangman…

— Non, Kerans ; le moment est mal choisi pour une discussion métaphysique. (Une note de mécontentement était apparue dans sa voix comme s’il était en train de discuter avec un enfant revêche.) Croyez-moi, ce n’est pas le moment de prier, ce n’est plus le moment de rien. Je vous ai dit de jeter votre arme. Ensuite, vous vous avancerez. Mes hommes pensent que vous avez enlevé Miss Dahl, ils ne la toucheront pas. Allons, Kerans, nous ne voulons pas que quelque chose arrive à Béatrice, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec une nuance de menace. Pensez au beau masque que son visage pourrait faire. (Il étouffa un éclat de rire de folie.) Bien mieux que ce vieil alligator dont vous étiez coiffé !