— Robert, il faut que tu partes ! Tout de suite, avant que Riggs n’appelle ses hommes ! Il veut te tuer, tu sais.
Kerans approuva et se remit péniblement sur ses pieds.
— Le sergent… Je n’avais pas réalisé qu’il irait jusque-là. Dis à Riggs que je suis désolé…
Il eut un geste fataliste et jeta un dernier regard sur la lagune. L’eau noire bouillonnait entre les immeubles et son niveau atteignait maintenant les fenêtres les plus élevées. Retourné, les aubes arrachées, le navire-magasin dérivait lentement vers la rive opposée, sa coque dressée en l’air comme le ventre d’une baleine en train de mourir. Des panaches de mousse et de fumée s’échappaient des chaudières crevées, crachés par les fissures de la coque qui avançait au milieu des récifs aiguisés des corniches à demi submergées. Kerans regarda tout cela avec une satisfaction tranquille, savourant la fraîcheur que l’eau avait apportée sur la lagune. On ne voyait ni Strangman, ni aucun membre de l’équipage, et les quelques morceaux de pont et de cheminées arrachés et balayés par l’eau étaient successivement avalés puis recrachés par les remous des courants sous-marins.
— Robert ! Dépêche-toi ! (Béatrice le tira par le bras, regardant par-dessus son épaule les silhouettes de Riggs et du pilote qui se précipitaient vers eux à une cinquantaine de mètres.) Où vas-tu aller, chéri ? Je suis désolée de ne pouvoir venir avec toi !
— Vers le sud, répondit doucement Kerans, en écoutant le grondement de l’eau qui montait. Vers le soleil. Tu seras avec moi, Béa…
Il la serra contre lui, puis s’arracha à ses bras et courut vers le garde-fou, de l’autre côté de la terrasse, repoussant les lourdes frondes des fougères. Au moment où il descendait sur le banc de vase, Riggs et le sergent Daley apparurent au coin et tirèrent dans les feuillages ; mais Kerans bondit et fonça entre les troncs incurvés, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans la vase molle.
La limite du marécage avait un peu reculé au fur et à mesure que l’eau envahissait la lagune, et il eut du mal à tirer dans les épaisses herbes râpeuses le lourd catamaran qu’il avait fabriqué lui-même avec deux tonneaux de deux cent cinquante litres attachés parallèlement deux par deux. Riggs et le pilote sortirent des fougères au moment où il s’éloignait sur l’eau.
Le moteur de hors-bord prit vie et Kerans, épuisé, s’allongea au fond de l’embarcation tandis que les balles du 38 de Riggs crevaient la petite voile triangulaire. L’étendue d’eau qui les séparait augmentait lentement : cent mètres, puis deux cents ; il atteignit enfin la première des petites îles qui s’élevaient au milieu du marécage, constituées par les toits d’immeubles isolés. Dissimulé derrière elle, il s’assit, amena la voile, puis regarda pour la dernière fois le pourtour de la lagune.
Riggs et le pilote n’étaient plus visibles, mais tout en haut de la tour de l’immeuble, il pouvait voir la silhouette isolée de Béatrice faisant de grands gestes vers le marais, passant alternativement d’un bras à l’autre, bien qu’elle ne fût plus en mesure de le distinguer au milieu des îles. Loin d’elle, à sa droite, se dressant au-dessus des collines de boue qui les entouraient, se trouvaient les autres points de repaire familiers qu’il connaissait si bien, même le toit vert du Ritz qui disparaissait dans la brume. À la fin, il ne vit plus rien que les lettres isolées du panneau géant qu’avaient peint les hommes de Strangman, se dégageant dans l’obscurité au-dessus de l’eau comme une ultime épitaphe : ZONE DU TEMPS.
Le courant contraire ralentissait sa progression, et quinze minutes plus tard, lorsque l’hélicoptère gronda de nouveau au-dessus de lui, il n’avait toujours pas atteint le bord du marais. Comme il passait à côté du dernier étage d’un petit immeuble, il se glissa à l’intérieur par une des fenêtres et attendit tranquillement pendant que l’appareil montait et descendait en ronronnant, mitraillant les lies.
L’hélicoptère s’éloigna et Kerans repartit ; finalement, moins d’une heure plus tard, il atteignit l’extrémité du marais et entra dans la grande mer intérieure qui le mènerait vers le sud. De grandes îles, longues de plusieurs centaines de mètres, en couvraient la surface, la végétation retombant dans l’eau, leurs contours complètement modifiés par l’eau unie qui était montée pendant la courte période qui s’était écoulée depuis qu’ils avaient recherché Hardman. Il arrêta le moteur et déploya la petite voile, avançant régulièrement de quatre ou cinq kilomètres chaque heure, louvoyant sous la petite brise du sud.
Sa jambe s’ankylosait au-dessous du genou et il ouvrit la petite trousse médicale qu’il avait emportée ; il arrosa la blessure de pénicilline, puis se fit un bandage serré. Juste avant le crépuscule, la douleur devint intolérable et il prit un comprimé de morphine avant de sombrer dans un sommeil agité ; le grand soleil s’étendait jusqu’à remplir l’univers entier, bousculant de ses rayons les étoiles elles-mêmes.
Il se réveilla le lendemain matin à sept heures, appuyé au mât, dans le soleil brillant, la trousse de médicaments ouverte sur ses genoux, les avants du catamaran légèrement enfoncés dans une large fougère qui poussait au bord d’une petite île. À deux kilomètres de là, volant à quinze mètres au-dessus de l’eau, l’hélicoptère s’approchait ; il pouvait distinguer à bord de l’appareil la lueur tremblotante de la mitrailleuse qui tirait sur les îles. Kerans démonta le mât et le glissa sous l’arbre en attendant que l’hélicoptère s’éloigne. Il massa sa jambe, mais, ne voulant pas reprendre de morphine, il mangea une plaque de chocolat, une des dix qu’il avait réussi à trouver. Heureusement, l’officier marinier responsable des magasins à bord du patrouilleur avait reçu pour instruction de laisser Kerans accéder librement aux réserves de médicaments.
Les attaques aériennes se répétèrent à une demi-heure d’intervalle ; l’hélicoptère passa une fois juste au-dessus de lui. De l’endroit où il se cachait dans une lie, Kerans put voir distinctement Riggs qui regardait par un hublot, sa mâchoire mince s’avançant avec férocité. Pourtant le tir de la mitrailleuse devint de plus en plus sporadique, et les vols furent finalement interrompus dans l’après-midi.
À ce moment, vers cinq heures, Kerans n’en pouvait plus. La température avait atteint à midi, soixante-cinq degrés et l’avait complètement épuisé ; il était mollement étendu sous la voile humide, laissant les gouttes d’eau chaude tomber sur sa poitrine et son visage, priant pour qu’arrive la fraîcheur du soir. La surface de l’eau était en feu, le bateau paraissait flotter sur un nuage de feu à la dérive. Poursuivi par d’étranges visions, il pagaya faiblement d’une main.
15. Le paradis du soleil
Le jour suivant, par chance, les nuages d’orage s’interposèrent entre le soleil et lui, et l’air se rafraîchit sensiblement, descendant à trente-cinq degrés à midi. Les énormes bancs de cumulus noirs n’étaient qu’à cent cinquante mètres au-dessus de l’eau ; ils obscurcissaient le ciel comme une éclipse solaire, et Kerans reprit suffisamment vie pour mettre le moteur en marche et atteindre une vitesse de dix-huit kilomètres à l’heure. Se faufilant entre les îles, il se dirigeait vers le sud, suivant le soleil qui battait dans sa tête. Plus tard, dans la soirée, la pluie d’orage se déclencha et il se sentit assez bien pour se tenir debout sur une jambe, appuyé au mât, et laisser le jaillissement torrentiel frapper sa poitrine et arracher les lambeaux de tissu de sa veste. La première ceinture de nuages s’éloigna et la visibilité s’étendit. Il pouvait voir la rive sud de la mer, une ligne d’affreuses collines de boue, hautes de plus de cent mètres. Elles brillaient au-dessus de l’horizon dans la lumière spasmodique du jour, tels des champs d’or, les sommets de la jungle qui s’étendait derrière apparaissant au-dessus d’elles.