En traversant la lagune, ils virent la masse striée de jaune de la base flottante, sur son côté ensoleillé, presque sombre dans la lumière reflétée ; sur le toit, les hélices rotatives de l’hélicoptère dardaient sur eux de brillants rayons de lumière qui se réfractaient sur la coque plus petite et peinte en blanc de la station d’essais. À deux cents mètres plus bas environ, la tache blanche plus petite encore de cette même station d’essais se dessinait, amarrée contre une grande bâtisse au dos voûté, qui avait dû être autrefois une salle de concerts.
Kerans contemplait ces falaises aux formes rectangulaires qui, vues des fenêtres, semblaient si intactes qu’elles lui rappelaient les illustrations de ces promenades inondées de soleil de Nice, de Rio ou de Miami, dans les encyclopédies du Camp Byrd qu’il avait lues comme un gosse. Pourtant, malgré le pouvoir magique des mondes lagunaires et des cités englouties, il n’avait curieusement ressenti aucun intérêt pour ce qu’ils recélaient et ne s’était jamais soucié de savoir quelle était la ville au-dessus de laquelle il séjournait.
Le docteur Bodkin, de vingt ans son aîné, avait réellement vécu dans plusieurs d’entre elles, soit en Europe, soit en Amérique ; il passait le plus clair de ses loisirs à parcourir en bateau plat les voies d’eau les plus reculées, à la recherche d’anciennes bibliothèques ou musées. Mais ceux-ci ne contenaient en définitive, rien d’autre que ses propres souvenirs.
Peut-être était-ce l’absence de souvenirs personnels qui laissait Kerans indifférent au spectacle de cet enlisement de civilisation ; il était né et avait passé son enfance entière au sein de ce qu’on appelait autrefois le Cercle Arctique – à présent zone tropicale d’une température annuelle de trente degrés. Il n’était allé vers le sud que pour rejoindre une section de recherches écologiques, dans les premières années de la trentaine.
Les vastes étendues de marécages et de forêts avaient été un prodigieux laboratoire, tandis que les cités englouties n’étaient guère beaucoup plus que des bases d’appui aux formes compliquées.
À part quelques-uns assez âgés, tels Bodkin, personne ne se souvenait avoir vécu dans ces villes. Déjà à l’époque de l’enfance de Bodkin, les villes étaient des citadelles assiégées, entourées de fossés énormes, désintégrées par la panique et le désespoir, pareilles à une Venise qui refuse d’épouser l’océan. Leur charme et leur beauté venaient justement de ce vide, de cette étrange confrontation entre deux extrêmes de la nature. Elles faisaient penser à des couronnes abandonnées recouvertes d’orchidées sauvages.
Soixante ou soixante-dix ans plus tôt, le premier choc s’était produit : une succession de gigantesques soulèvements géophysiques avait transformé le climat de la planète et une soudaine instabilité du soleil avait déclenché une série de tempêtes solaires violentes et prolongées, qui avaient duré pendant plusieurs années, élargissant les ceintures de Van Allen et diminuant la prise gravitationnelle de la terre sur les couches externes de l’ionosphère. Celles-ci disparurent alors dans l’espace, supprimant ainsi la barrière qui se dressait entre la terre et les fortes radiations du soleil ; les températures s’étaient mises à monter régulièrement et l’atmosphère surchauffée déborda dans l’ionosphère, refermant ainsi le cycle des phénomènes.
Dans le monde entier la moyenne des températures s’éleva de quelques degrés chaque année. La plupart des zones tropicales devinrent inhabitables ; des populations entières émigrèrent vers le nord ou vers le sud, fuyant des températures de cinquante degrés et plus. Les zones tempérées devinrent tropicales ; l’Europe et l’Amérique du Nord subissaient de perpétuelles vagues de chaleur ; les températures descendaient rarement en dessous de trente-huit degrés. Les Nations unies organisèrent la colonisation du plateau antarctique et des côtes nordiques des continents canadien et russe.
Au bout de cette première période, qui dura une vingtaine d’années, une adaptation progressive de la vie avait permis d’affronter le changement de climat. Un ralentissement du rythme précédent était inévitable et il restait peu d’énergie disponible pour repousser l’envahissement des jungles équatoriales. La croissance de toutes les espèces végétales s’était accélérée et une élévation de la radioactivité augmentait encore la vitesse des mutations. Les premiers phénomènes botaniques apparurent, rappelant les arbres-fougères géants de la période carbonifère. Toutes les espèces animales et végétales subirent une brusque poussée.
Ces lointaines réminiscences furent englouties sous un second soulèvement géophysique assez important. Les calottes glacières des pôles se mirent à fondre sous réchauffement continu de l’atmosphère. Les mers de glace du plateau antarctique, emportées au loin, se brisèrent et se désagrégèrent ; des dizaines de milliers de glaciers du cercle polaire, du Groenland, de l’Europe du Nord, de la Russie et de l’Amérique du Nord se déversèrent dans l’océan et des millions d’acres de glaces éternelles fondirent, pour former de gigantesques rivières.
Dans cette région-ci, la montée du niveau des eaux n’avait pas encore dépassé, en gros, beaucoup plus d’un mètre ou deux, mais d’énormes fleuves charriaient avec eux des milliards de tonnes de couches arables. D’immenses deltas s’aggloméraient à leurs embouchures, élargissant les côtes continentales et endiguant les océans. Ceux-ci, qui recouvraient autrefois à peu près les deux tiers du globe, n’en recouvraient qu’un peu plus de la moitié.
En repoussant devant elles des bancs de vase immergés, les nouvelles mers avaient complètement modifié la forme et les contours des continents. La Méditerranée n’était plus qu’un ensemble de lacs entourés de terres ; les îles britanniques s’étaient à nouveau soudées au nord de la France. Le Mississipi, qui coulait à travers les Montagnes Rocheuses, avait noyé le Middle West des Etats-Unis, le transformant en un énorme golfe qui s’ouvrait sur la Baie d’Hudson, tandis que la Mer des Antilles devenait un désert de vase et de bancs de sel. L’Europe se transforma en un ensemble de lagunes géantes, centrées sur les principales villes de basse altitude, et fut engloutie par la vase que les rivières charriaient et déversaient vers le sud.
L’émigration vers les pôles dura pendant les trente années qui suivirent. La population de quelques villes fortifiées réussit à défier la montée des eaux et l’envahissement de la jungle en édifiant des digues compliquées, mais celles-ci se rompirent, les unes après les autres. La vie n’était supportable qu’à l’intérieur des cercles arctique et antarctique. Les rayons du soleil tombaient obliquement sur la terre et servaient d’écran contre les radiations plus puissantes. Les villes plus proches de l’Équateur, bâties sur les hautes terres des régions montagneuses furent abandonnées en dépit de leur température plus fraîche, à cause d’une diminution de la protection atmosphérique.
Ce fut précisément ce facteur qui résolut le problème du reclassement des populations émigrées dans le nouveau monde. La régression progressive de la prolifération des mammifères, l’ascendant que prenaient les formes reptiliennes et amphibies, mieux adaptées à une vie aquatique dans les lagunes et les marais, tout cela renversait l’équilibre des principes écologiques. Ainsi, à l’époque où naquit Kerans au Camp Byrd, ville d’une dizaine de milliers d’habitants, la population des terres polaires comptait un peu plus de cinq millions d’âmes.
Une naissance était devenue chose assez rare. Un mariage sur dix seulement produisait un fruit. Parfois, Kerans évoquait la façon systématique avec laquelle l’arbre généalogique du genre humain s’émondait de lui-même et semblait avancer dans le temps à reculons, à tel point qu’on aboutirait bientôt à une époque où deux nouveaux Adam et Ève se retrouveraient seuls dans un nouvel Éden.