Il était encore à plusieurs centaines de mètres de la rive lorsque la réserve de carburant s’épuisa. Il démonta le moteur et le jeta dans l’eau, le regardant s’enfoncer au-dessous de la surface brune, dans un petit remous de bulles. Il ferla la voile et avança lentement, vent debout. Lorsqu’il atteignit la rive il faisait nuit, l’ombre s’étendait sur les grandes mares grises. Boitillant sur les hauts-fonds, il échoua le bateau puis s’assit, le dos appuyé à l’un des tonneaux. Il contempla l’immense solitude de la rive morte et sombra bientôt dans un sommeil épuisé.
Le lendemain matin, il démonta le bateau et transporta les morceaux un à un sur l’énorme talus couvert de vase, espérant découvrir une nouvelle étendue d’eau vers le sud. Autour de lui les grands talus ondulaient pendant des kilomètres, les dunes arrondies ponctuées de seiches et de nautiles. La mer n’était plus visible et il était seul avec ces objets inanimés, tels les débris d’une continuité évanouie, une dune suivant l’autre, tandis qu’il traînait les lourds tonneaux de deux cent cinquante litres de crête en crête. Le ciel au-dessus de lui était lourd et sans nuages, d’une impassible douceur bleue, évoquant plus le plafond intérieur d’une profonde psychose irrévocable que la sphère céleste pleine d’orages qu’il avait connue les jours précédents. À un moment donné, après qu’il eut déposé son fardeau, il tomba dans le creux d’une dune et trébucha dans les cuvettes silencieuses dont le sol était craquelé en plaques hexagonales, comme un homme endormi à la recherche de la porte invisible qui lui permettrait de sortir de son cauchemar.
Il abandonna finalement le bateau et s’éloigna en traînant la jambe, portant un petit paquet de provisions, regardant derrière lui les tonneaux qui s’enfonçaient doucement. Évitant soigneusement les sables mouvants entre les dunes, il s’avança vers la jungle lointaine où les spires vertes des grandes prèles et des fougères atteignaient plus de trente mètres de hauteur.
Il se reposa de nouveau, adossé à un arbre au bord de la forêt, et nettoya soigneusement son pistolet. Il entendait au-dessus de lui les chauves-souris pousser des cris aigus et plonger entre les troncs sombres dans le monde crépusculaire et infini qui recouvrait le sol de la forêt ; des iguanes grondaient et s’élançaient brusquement. Sa cheville était douloureuse et enflée ; l’extension continue de son muscle blessé avait étendu l’infection originaire. Il coupa une branche à l’un des arbres et s’avança en clopinant dans l’ombre.
La pluie recommença le soir, cinglant les immenses parapluies à trente mètres au-dessus de lui, la profonde obscurité percée seulement par les rivières d’eau phosphorescente qui s’abattaient sur lui. Ne voulant pas se reposer pendant la nuit, il pressa le pas, tirant sur les iguanes qui l’attaquaient, passant de l’abri d’un tronc massif au suivant. Çà et là, il découvrait une fissure dans le baldaquin au-dessus de lui et une pâle lumière illuminait une petite clairière où les ruines de l’étage supérieur d’un immeuble inondé se dessinaient à travers le feuillage, battu par la pluie. Mais les restes des constructions humaines se faisaient de plus en plus rares, les villes du sud étant absorbées par la boue qui montait et par la végétation.
Il avança pendant trois jours à travers la forêt, sans dormir, se nourrissant de baies géantes ; il coupa une grosse branche dont il se servit comme d’une béquille. À intervalles réguliers, il voyait à sa gauche le ruban argenté d’une rivière qui traversait la jungle, la surface troublée par la pluie ; mais les rives en étaient formées par de grands palétuviers et il était incapable de l’atteindre.
La traversée de la forêt fantasmagorique se poursuivit ainsi, tandis que la pluie frappait sans répit son visage et ses épaules. De temps en temps elle s’arrêtait brusquement et des nuages de vapeur remplissaient l’espace entre les arbres, stagnant au-dessus du sol détrempé comme un moutonnement diaphane, ne disparaissant que lorsque l’eau recommençait à tomber.
C’est au cours d’une de ces trêves qu’il grimpa en haut d’un escarpement qui se dressait au centre d’une grande clairière, espérant ainsi échapper au brouillard humide, et se retrouva dans une profonde vallée entre deux mares boisées. Recouvertes d’une végétation luxuriante, les collines s’arrondissaient au bord du val comme les dunes qu’il avait traversées plus tôt, l’enfermant dans un monde vert et ruisselant. De temps en temps, lorsque les brumes tourbillonnaient et se levaient, il pouvait apercevoir entre les crêtes la rivière qui traversait la jungle à quelques centaines de mètres de là. Le ciel humide était coloré par le soleil couchant et le pâle brouillard pourpre dessinait au loin la crête des collines. Se traînant sur l’argile du sol humide, il tomba soudain sur ce qui semblait être les vestiges d’un petit temple. Les montants penchés d’une porte s’ouvraient sur un demi-cercle de marches plates où cinq colonnes démolies constituaient une entrée en ruine. Le toit s’était écroulé et les murs latéraux n’existaient plus que sur quelques mètres. De l’autre côté de la nef, l’autel défoncé faisait face à une vue infinie sur la vallée où le soleil disparaissait doucement, son immense disque orange voilé par les brumes.
Caressant l’espoir de s’abriter là pour la nuit, Kerans remonta les bas-côtés et s’arrêta en entendant la pluie reprendre. Il atteignit l’autel et posa les bras sur la table de marbre à hauteur de sa poitrine, observant le disque contracté dont la surface se troublait de façon rythmée, comme des scories sur un récipient contenant un métal en fusion.
— Aah-ah !
Un cri faible, presque inhumain s’éleva doucement dans l’air humide comme le grognement d’un animal blessé. Kerans regarda rapidement autour de lui, en se demandant si un iguane ne l’avait pas suivi à l’intérieur des ruines. Mais la jungle, la vallée et toutes les pierres qui l’entouraient étaient silencieuses et immobiles et la pluie s’infiltrait par les fissures des murs en ruine.
— Aah-ah !
Cette fois-ci, le son venait de devant lui, quelque part en direction du soleil évanescent. Le disque avait battu de nouveau, appelant apparemment cette réponse étranglée, moitié protestation, moitié signe de gratitude.
Essuyant l’humidité de son visage, Kerans fit prudemment le tour de l’autel et recula avec un sursaut en manquant de trébucher sur les ruines d’un être humain appuyé à l’autel, la tête calée contre la pierre. Le son était manifestement venu de cette silhouette émaciée ; mais l’homme était si inerte et si noirci que Kerans pensa qu’il devait être mort.
Les longues jambes de l’homme, semblables à deux poteaux en bois carbonisé, étaient étendues, inutiles, devant lui, recouvertes de chiffons en lambeaux et d’écorce. Les bras et la poitrine creuse étaient vêtus de la même façon, le tout retenu par des petits morceaux de plantes grimpantes. Une barbe qui avait été luxuriante mais maintenant clairsemée, recouvrait la plus grande partie de son visage et la pluie tombait sur ses mâchoires creusées et saillantes, relevées vers la lumière qui faiblissait. Le soleil brillait encore par à-coups sur la peau nue du visage et des mains. Une de celles-ci, une serre verdâtre et squelettique, se leva soudain, comme une main sortie d’un tombeau et se dirigea vers le soleil, comme si elle le reconnaissait, puis retomba mollement sur le sol. Le disque battit de nouveau et une faible réaction apparut sur le visage. Les creux profonds qui entouraient la bouche et le nez, les joues caves qui collaient si étroitement à la grande mâchoire qu’elles ne semblaient laisser aucune place entre elles pour leur cavité buccale, se remplirent un instant comme si un unique souffle de vie était momentanément passé dans le corps.