— Béatrice…
Comme il s’approchait d’elle, elle leva sur lui un regard légèrement irrité.
— Qu’y a-t-il, Robert ?
Kerans hésita. Il réalisa soudain que, si fugace et imperceptible qu’il fût, un moment important venait de s’écouler, qui le faisait pénétrer et s’engager sur un terrain d’où il ne pourrait désormais s’échapper.
— Réalises-tu ceci : si nous laissons Riggs partir sans nous, ça ne signifie pas simplement que nous partirons plus tard, mais que nous restons ?
3. Vers une nouvelle psychologie
Après avoir amarré le catamaran à côté du débarcadère, Kerans quitta le hors-bord pour franchir la passerelle et se rendre à la base. En passant la porte de clôture, il jeta un coup d’œil en arrière sur la lagune et aperçut entre les vagues fumantes Béatrice appuyée à la rampe de son balcon. Il lui fit un signe de la main, mais elle se retourna ostensiblement sans y répondre.
— Elle est dans un de ses mauvais jours, docteur ? demanda le sergent Macready en sortant du poste de garde, tandis qu’une expression d’amusement relâchait ses traits d’oiseau de proie. N’importe comment, c’est une drôle de fille !
Kerans haussa les épaules.
— Ah, sergent, ces célibataires sont terribles ! Si on n’y prenait garde, elles vous feraient perdre la tête. J’ai essayé de la persuader de faire ses bagages et de venir avec nous : avec un peu de chance, elle se décidera peut-être…
Macready eut un coup d’œil éclair en direction du toit éloigné de l’appartement.
— Ravi de vous l’entendre dire, docteur, risqua-t-il prudemment, mais Kerans aurait été incapable de dire si ce scepticisme le concernait lui ou Béatrice.
Qu’ils restent là ou non, Kerans avait décidé de maintenir le principe du départ. Ils allaient avoir besoin de chaque minute disponible dans les trois prochains jours pour enfouir leurs réserves et leur butin, tout l’équipement supplémentaire dont ils pouvaient avoir besoin pour le matériel de base. Kerans ne s’était pas encore fait une raison ; une fois loin de Béatrice, son indécision le reprenait : il se demandait amèrement si elle n’essayait pas délibérément de le faire marcher, Pandore à la bouche cruelle, déesse ensorceleuse avec son coffret rempli de désirs et de frustrations, qu’elle ouvrait ou refermait selon son bon plaisir… Mais plutôt que s’empêtrer dans cet état d’incertitude angoissante, laquelle serait vite diagnostiquée par Riggs et Bodkin, il décida de retarder la décision finale le plus longtemps possible. Il détestait la base, mais il savait que cette perspective irrévocable d’embarquer agirait comme un merveilleux catalyseur sur sa peur et sa panique émotives ; il laisserait alors tomber toutes les raisons obscures qu’il se donnait pour ne pas partir. Un an plus tôt, en faisant par hasard un relevé géomagnétique, il s’était retrouvé seul sur une petite caye ; la sirène du départ avait retenti dans ses écouteurs tandis qu’il se trouvait dans une vieille casemate, accroupi au-dessus de ses instruments. Il en était sorti au bout de dix minutes et il avait vu la base à deux cents mètres environ, tandis que l’étendue d’eau plate s’élargissait entre eux ; il s’était alors senti comme un gosse que l’on séparait à jamais de sa mère. Avec beaucoup de mal, il avait réussi à dominer sa panique et lancer un appel en tirant une balle de son pistolet d’alarme.
— Le docteur Bodkin m’a demandé de vous faire venir dès votre arrivée, Sir. Le lieutenant Hardman est plutôt mal en point ce matin.
Kerans répondit d’un signe de tête, puis parcourut le pont vide du regard, de haut en bas. Il avait déjeuné avec Béatrice, sachant que la base était déserte l’après-midi. Une moitié de l’équipe était partie, soit avec Riggs, soit avec l’hélicoptère ; les autres dormaient dans leurs couchettes, et il avait espéré faire un petit tour seul dans les entrepôts et l’arsenal. Malheureusement Macready chien de garde infatigable de Riggs, le suivait à présent pas à pas et semblait bien décidé à ne pas le lâcher jusqu’à l’infirmerie du pont B.
Kerans examina attentivement une paire de moustiques anophèles qui l’avaient suivi au travers du treillis de la porte.
— Il y en a encore qui rentrent, dit-il en les montrant à Macready. Et ce projet de double protection que vous deviez poser, ça tient toujours ?
D’un coup de casquette, Macready chassa les moustiques ; l’air mal assuré, il regarda autour de lui. Le projet de poser une deuxième protection autour de la clôture de treillis qui encerclait la base faisait depuis longtemps partie des dadas du colonel Riggs. Il avait dû dire plusieurs fois à Macready de détacher un escadron pour faire le travail, mais cela signifiait qu’il fallait s’asseoir sur des tréteaux de bois, en plein soleil, entouré d’un nuage de moustiques ; le travail n’avait été fait, pour le principe, que dans un ou deux secteurs voisins de la cabine de Riggs. Comme ils allaient maintenant partir vers le nord, ce projet n’avait plus aucune utilité, mais la conscience presbytérienne de Macready, une fois éveillée, ne le laissait plus en repos.
— Je vais y mettre quelques hommes ce soir, docteur, assura-t-il à Kerans, sortant son stylo à bille et un carnet de notes de sa poche.
— Ça ne presse pas, sergent, à moins que vous n’ayez rien de mieux à faire. Je sais bien que le colonel est très vif…
Kerans planta là Macready, sourcils froncés, près des persiennes métalliques et s’en fut le long du pont. Une fois hors de vue, il franchit la première porte.
Le pont C, le moins élevé des trois ponts de la base, comprenait les quartiers des hommes et la cantine. Deux ou trois hommes étaient étendus, entourés de leur équipement tropical, sur les couchettes de leur cabine. Mais la salle de jeux était vide ; un appareil de radio marchait tout seul dans un coin, à côté d’un tableau de scores pour les tournois de tennis de table. Kerans s’arrêta pour écouter le rythme bruyant et aigu d’un air de guitare, recouvert par le bruit lointain de la sirène de l’hélicoptère qui tournait au-dessus de la lagune voisine. Puis il descendit l’escalier qui menait à l’arsenal et aux ateliers, sur le ponton.
La coque était aux trois quarts remplie par les diesels de deux mille chevaux-vapeur qui faisaient marcher les propulseurs jumeaux, et par les réservoirs d’huile et de carburant d’avion ; les ateliers avaient été temporairement transférés, lors des deux dernières offensives aériennes, dans deux bureaux vacants du pont A, à côté du quartier des officiers, pour que les mécaniciens soient en mesure de réparer l’hélicoptère dans un temps record.
En arrivant, Kerans trouva l’arsenal fermé ; une seule lumière brillait dans la cabine vitrée du caporal technicien. Il parcourut du regard les lourds bancs de bois et l’alignement des râteliers garnis de fusils et de pistolets-mitrailleurs. Des tringles d’acier passées dans les gâchettes fixaient les armes dans leurs casiers. Kerans effleura négligemment les crosses massives, tout en se demandant si, après avoir volé une de ces armes, il serait capable de s’en servir. Trois ans plus tôt, on lui avait donné un Colt 45 et une cinquantaine de cartouches qui se trouvaient encore dans un tiroir à la station d’essais. Une fois par an, il dressait un rapport officiel des munitions employées – nul, en ce qui le concernait – et pour échanger les balles inutilisées contre d’autres nouvelles, mais il n’avait jamais essayé de se servir de son pistolet.
Il examina au passage les boîtes de munitions vert foncé entassées le long du mur, sous les râteliers ; elles étaient doublement cadenassées. Il allait dépasser la cabine lorsqu’il aperçut, éclairées par un rai de lumière venant de la porte, des inscriptions poussiéreuses sur des bottes métalliques alignées en dessous d’un banc de travail.