— Quand j’étais apprenti, reprit Malchuskin, je construisais des ponts et démontais des voies. J’ai travaillé avec la guilde de la Traction et voyagé avec des hommes comme votre père. J’ai découvert moi-même comment la ville continue d’exister et grâce à cela je connais l’importance de mon propre boulot. Je démonte et pose les voies, non que j’aime ce travail, mais parce que je sais pourquoi il faut le faire. J’ai effectué des sorties avec la guilde des Échanges et j’ai vu comment ses membres obtiennent que les indigènes viennent travailler pour nous, aussi puis-je comprendre les pressions qui s’exercent sur mes ouvriers actuellement. Tout cela est mystérieux, obscur, du moins à vos yeux en ce moment. Mais vous vous apercevrez que tout concourt à la survie… et vous apprendrez combien cette survie est précaire…
— Ça ne me contrarie pas de travailler avec vous.
— Ce n’est pas de cela que je parlais. Vous me donnez satisfaction. Ce que je veux dire, c’est que toutes les choses sur lesquelles vous vous posez sans doute des questions – le serment, par exemple – ont un but et, par Dieu, un but sensé.
— Ainsi les manœuvres reviendront demain matin ?
— Probablement. Et ils se plaindront, et ils flemmarderont dès que nous aurons le dos tourné – mais cela même est dans la nature des choses. Je me demande cependant parfois…
J’attendais qu’il achève sa phrase, mais il n’ajouta pas un mot. C’était assez inattendu car Malchuskin ne donnait guère l’impression d’un rêveur. Un long silence s’établit entre nous, que je ne rompis qu’en me levant pour aller aux latrines. Alors il s’étira en bâillant et me plaisanta sur les faiblesses de ma vessie.
Rafaël revint le lendemain, suivi de la plupart des hommes qui étaient avec nous auparavant. Il en manquait bien quelques-uns, mais ils avaient été remplacés, si bien que l’effectif restait le même. Malchuskin les accueillit sans surprise apparente et se mit incontinent à diriger le démontage des trois baraquements provisoires.
Tout d’abord on les vida de leur contenu qu’on empila à l’écart. Puis les bâtiments eux-mêmes furent démantelés. Ce n’était pas aussi compliqué que je l’avais cru car tous les éléments étaient facilement démontables. Chacune des parois était jointe aux autres au moyen de boulons et d’écrous. Les planchers se décomposaient en une série de traverses plates et les toits mêmes étaient boulonnés. Portes et fenêtres faisaient partie intégrante des parois dans lesquelles elles étaient ménagées. Il ne fallut qu’une heure par baraquement et dès midi, c’était terminé. Bien avant ce moment, Malchuskin était parti seul. Il revint avec un camion à batterie d’accumulateurs. Une pause pour manger un peu, puis on chargea le camion de tout ce qu’il pouvait contenir et Malchuskin repartit au volant vers la crête. Rafaël et quelques ouvriers étaient accrochés aux flancs du véhicule.
Il y avait un bout de chemin jusqu’au tertre. Malchuskin suivit une route qui nous menait en diagonale jusqu’à la voie la plus proche, puis la longeait. Il y avait un petit creux au flanc de la butte, et c’était là qu’avaient été posées les quatre paires de rails. Nombreux étaient les hommes qui travaillaient sur cette partie des voies, quelques-uns creusant le sol de part et d’autre de la voie, probablement pour élargir le passage afin qu’il puisse admettre la masse de la ville. D’autres maniaient des perceuses mécaniques, s’efforçant de dresser cinq armatures métalliques portant chacune une grande roue. Une seule était déjà en position entre les deux voies intérieures, comme un maigre dessin géométrique sans utilité apparente.
En empruntant la dépression, Malchuskin ralentit le camion pour examiner avec intérêt la progression des travaux. Il adressa un signe à l’un des hommes de la guilde qui surveillait le chantier, puis il accéléra de nouveau pour franchir la crête. De là, une pente peu accentuée menait à une large plaine. À l’est, à l’ouest, et devant moi, je distinguais des collines beaucoup plus élevées.
À ma surprise, les voies se terminaient à faible distance de la crête. La voie gauche extérieure était construite sur un kilomètre environ, mais les trois autres avaient à peine cent mètres de long. Deux équipes s’y étaient déjà mises, mais la progression était lente.
Malchuskin jeta un coup d’œil circulaire. De notre côté des voies – c’est-à-dire du côté ouest – se dressait un petit groupe de cabanes, sans doute les logements des ouvriers déjà installés en ce point. Il prit cette direction, mais dépassa un peu les baraquements avant de stopper.
— Ça ira, déclara-t-il. Il faut que les baraques soient debout avant la nuit.
— Pourquoi ne les plantons-nous pas près des autres ? lui demandai-je.
— J’ai pour règle de l’éviter. Bien assez de difficultés comme cela avec mes hommes. S’ils voient trop les autres, ils se mettront à boire davantage et à travailler moins. Nous ne pouvons les empêcher de se rencontrer pendant les pauses, mais il est inutile de les rassembler par avance.
— Ils ont pourtant le droit de faire ce qu’ils veulent ?
— On leur paie leur travail, rien de plus.
Il descendit de la cabine du camion et ordonna à Rafaël de faire monter les baraques.
Le camion fut vite déchargé et, après m’avoir confié le soin de la reconstruction, Malchuskin repartit au volant par-dessus la crête, pour recueillir le reste des hommes et du matériel.
Vers le soir, tout était presque prêt. Ma dernière tâche de la journée fut de reconduire le véhicule à la ville et de brancher les accumulateurs sur un des points de charge. Je partis donc, heureux de me retrouver seul un moment.
Quand je franchis la crête, je constatai que l’on avait cessé les travaux sur les grandes roues dressées. Le chantier était abandonné, à l’exception de deux miliciens qui montaient la garde, l’arbalète sur l’épaule. Ils ne me prêtèrent pas attention. Je les laissai derrière moi et poursuivis ma route vers la ville. Je fus surpris de voir le petit nombre des lumières. Avec l’approche de la nuit, toutes les activités semblaient s’interrompre.
D’autres véhicules s’alimentaient déjà à l’endroit indiqué par Malchuskin. Il n’y avait plus de place pour le mien. Je devinai que j’étais le dernier arrivant et qu’il me faudrait chercher des prises de courant ailleurs. Finalement, j’en trouvai une, libre, du côté sud de la ville.
Il faisait maintenant nuit noire et j’avais encore la perspective d’une longue marche solitaire pour regagner le campement. Je fus tenté de passer la nuit en ville. Après tout, en quelques minutes, je pouvais être dans ma chambrette de la crèche. Mais je songeai à Malchuskin et à ses réactions probables le lendemain matin.
Je longeai à regret le périmètre de la cité, trouvai les voies en direction du nord et les suivis jusqu’à la crête. Marcher seul de nuit dans la plaine était une expérience plutôt déconcertante. Il faisait déjà froid et une forte brise soufflait de l’est, me glaçant sous mon mince uniforme. Je voyais devant moi la masse de la crête, contre la faible luminosité du ciel nuageux. Dans la dépression, les lignes anguleuses des supports de roues se détachaient sur le ciel, ainsi que les silhouettes des miliciens montant la garde. Quand je m’avançai, ceux-ci me firent les sommations d’usage.
— Halte-là ! (Les deux hommes avaient interrompu leurs allées et venues et j’avais le sentiment que leurs arbalètes pointaient sur moi.) Votre identité ?
— Apprenti Helward Mann.
— Que faites-vous hors de la ville ?
— Je travaille pour l’homme de guilde Malchuskin. Sur les voies. Je suis déjà passé devant vous à bord d’un camion.
— Exact. Avancez.
J’allai vers eux.