— Je ne vous connais pas, dit l’un d’eux. Vous venez juste de commencer ?
— Oui… il y a environ un kilomètre.
— À quelle guilde appartenez-vous ?
— Les Futurs.
Celui qui avait parlé éclata de rire :
— Plutôt vous que moi !
— Pourquoi ?
— J’ai envie de vivre longtemps.
— Il est bien jeune, quand même, dit l’autre.
— De quoi parlez-vous ? fis-je.
— Êtes-vous déjà monté vers le futur ?
— Non.
— Êtes-vous déjà descendu vers le passé ?
— Non. J’ai débuté il y a seulement quelques jours.
Une pensée me vint à l’esprit. Même incapable de distinguer leurs visages dans le noir, je devinais à leurs voix qu’ils n’étaient guère plus âgés que moi. Peut-être douze cents kilomètres, mais guère plus. Mais si c’était exact, je devais sûrement les connaître, car ils avaient sans doute séjourné à la crèche en même temps que moi.
— Comment vous appelez-vous ? demandai-je à l’un d’eux.
— Conwell Sturner. Pour vous, Arbalétrier Sturner.
— Étiez-vous à la crèche ?
— Oui. Mais je ne me souviens pas de vous. Il est vrai que vous n’êtes qu’un gamin.
— Je viens de quitter la crèche. Vous n’y étiez pas.
Ils rirent de nouveau, tous les deux et je sentis que la colère me prenait.
— Nous étions descendus dans le passé, fiston.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Cela signifie que nous sommes des hommes.
— Vous devriez être au lit, fiston. Il y a du danger par ici, la nuit.
— Mais il n’y a personne, protestai-je.
— Pas pour le moment. Mais pendant que les mollassons de la ville roupillent, c’est nous qui les protégeons des tooks.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les tooks ? Les durs du coin qui sautent sur les jeunes apprentis dans la nuit.
Je m’avançai un peu. Je regrettais d’être revenu au lieu de rester dans la ville. Néanmoins ma curiosité était éveillée.
— Sincèrement… que voulez-vous dire ? fis-je.
— Il y a là-bas des tooks qui n’aiment pas la ville. Si nous ne faisions pas bonne garde, ils endommageraient les voies. Vous voyez ces poulies ? Ils les abattraient si nous n’étions pas ici.
— Mais ce sont quand même les… tooks qui ont aidé à les dresser ?
— Ceux qui travaillent pour nous, oui. Mais il y en a une flopée qui refusent.
— Allez au lit, petit. Laissez-nous le soin des tooks.
— Vous deux, seuls ?
— Oui, nous deux… plus une douzaine d’autres répartis sur la crête. Va vite te coucher, fiston, et fais bien attention à ne pas recevoir un carreau entre les yeux.
Je pivotai et poursuivis ma route. Je bouillais de colère et si je m’étais attardé un instant de plus, je me serais jeté sur l’un d’entre eux. Je détestais cette manière de me traiter en gamin. Pourtant je me rendais compte que je les avais piqués au vif. Deux jeunes hommes armés d’arbalètes ne constituaient pas une défense sérieuse contre des assaillants déterminés, et ils le savaient bien. Mais il importait à leur amour-propre de me diminuer pour se conférer ainsi un faux prestige.
Quand j’estimai qu’ils ne pouvaient plus m’entendre, je pris le pas de course et, presque aussitôt, butai sur une traverse. Je m’écartai de la voie et me remis à courir. Malchuskin m’attendait dans la cabane et nous mangeâmes ensemble, encore une fois, un repas d’aliments synthétiques.
6
Deux jours de travail et ce fut mon temps de repos. Durant ces deux jours. Malchuskin aiguillonna si bien les hommes qu’ils produisirent plus de travail que jamais auparavant. La progression fut satisfaisante. Bien qu’il fût encore plus pénible de poser les rails que de les enlever, on pouvait jouir du plaisir plus subtil de contempler les résultats : une section de voie qui s’étendait toujours plus loin. Le travail supplémentaire consistait à creuser les emplacements des fondations pour y déposer les blocs de béton avant de placer les traverses et les rails. Comme trois groupes s’affairaient maintenant au nord de la cité et que chacune des voies avait à peu près la même longueur que les autres, il s’établissait entre les équipes une saine émulation. Je fus surpris de voir combien les hommes appréciaient cette concurrence : ils échangeaient des plaisanteries tout en peinant.
— Deux jours, me précisa Malchuskin juste avant mon départ pour la cité. Ne restez pas plus longtemps. On sera bientôt aux treuils et on aura besoin de tous les hommes disponibles.
— Dois-je revenir près de vous ?
— Cela dépend de votre guilde… mais, oui ! Les deux prochains kilomètres se passeront avec moi. Après quoi vous serez transféré à une autre guilde pour trois kilomètres.
— Laquelle ?
— Je l’ignore. Votre guilde en décidera.
Le travail s’étant terminé tard le dernier soir, je dormis encore dans la cabane. J’avais d’ailleurs une autre raison : je ne désirais nullement retourner en ville une fois la nuit tombée et franchir la dépression encore gardée par les miliciens. Pendant la journée, on ne voyait que peu ou pas de milice, mais après ma première rencontre avec les soldats, Malchuskin m’avait informé qu’il y avait des sentinelles toutes les nuits. De plus, pendant la période précédant immédiatement les opérations des treuils, les voies étaient la zone la plus fortement protégée.
Le lendemain matin, je regagnai la ville en longeant la voie.
Il ne me fut pas difficile de retrouver la trace de Victoria, maintenant que j’étais autorisé à séjourner en ville. Avant, j’avais hésité, car je songeais constamment que je devais rejoindre Malchuskin le plus rapidement possible. J’avais à présent deux pleines journées de congé devant moi, dont je pouvais jouir sans mauvaise conscience.
Toutefois, ne sachant comment rejoindre Victoria, je dus me résigner à poser des questions. Après quelques erreurs, on m’indiqua une salle au quatrième niveau. Victoria et plusieurs autres jeunes gens y travaillaient sous la surveillance d’une administratrice. Dès que Victoria me vit debout sur le seuil, elle adressa quelques mots à la surveillante et vint à ma rencontre. Nous sortîmes dans le couloir.
— Bonjour, Helward, dit-elle en refermant la porte.
— Bonjour. Écoute… si tu as du travail, je peux te retrouver plus tard.
— Pas la peine. Tu es en congé, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Alors je suis en congé également. Viens.
Elle me conduisit par le couloir jusqu’à un passage latéral, puis nous descendîmes un court escalier. Au bas se trouvait encore un couloir flanqué de portes des deux côtés. Elle ouvrit l’une d’elles et nous entrâmes.
La pièce était bien plus spacieuse que toutes les chambres privées que j’avais vues jusqu’alors dans la ville. Le meuble le plus grand était le lit, placé contre un des murs, mais la pièce était confortable, avec une surface libre de dimensions surprenantes. Une table, deux fauteuils, une penderie. Un lavabo et un réchaud. Le plus inattendu, c’était la fenêtre.
Je m’en approchai aussitôt pour jeter un coup d’œil au-dehors. Un espace dégagé, borné en face par un autre mur percé de nombreuses fenêtres. La cour s’étendait à droite et à gauche, mais l’étroitesse de la fenêtre ne me permettait pas de voir ce qu’il y avait sur les côtés.
— Cela te plaît ? me demanda Victoria.
— C’est grand. Tout est pour toi ?
— En un sens… C’est pour nous, quand nous serons mariés.
— Ah oui ! Quelqu’un m’avait dit que j’aurais un logement personnel.