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— Qu’en penses-tu ? me demanda Victoria en s’asseyant sur un des bancs tournés vers le panorama.

Je m’assis près d’elle :

— Cela me plaît.

— Oui.

C’était difficile ; je me trouvais déjà en conflit avec les termes du serment. Comment parler à Victoria de mon travail sans me parjurer ?

— Il ne nous est pas permis de monter ici très souvent. C’est fermé la nuit, et ouvert seulement quelques heures le jour. Il arrive que ça reste fermé plusieurs jours d’affilée.

— Sais-tu pourquoi ?

— Et toi ? me dit-elle.

— C’est probablement… à cause des travaux qui s’y font.

— Et dont tu ne vas sûrement pas me parler.

— Non.

— Pourquoi pas ?

— Je ne peux pas.

Elle me regarda.

— Tu es très hâlé. Travailles-tu au soleil ?

— Une partie du temps.

— Cette plate-forme est interdite quand le soleil est au-dessus de nos têtes. Je n’en ai jamais vu que les rayons quand ils touchent les points les plus élevés des bâtiments.

— Il n’y a rien à voir, affirmai-je. Il est très brillant et on ne peut pas le regarder en face.

— J’aimerais bien en faire l’expérience moi-même.

— Que fais-tu pour le moment ? Comme travail ? lui demandai-je.

— Je m’occupe de nutrition.

— Mais encore ?

— Il s’agit de trouver le moyen d’équilibrer le régime. Nous devons nous assurer que l’aliment synthétique contient suffisamment de protéines et que les gens absorbent la quantité appropriée de vitamines. (Sa voix trahissait son manque d’intérêt pour le sujet.) Le soleil fournit des vitamines, tu sais ?

— Vraiment ?

— La vitamine D. Elle est produite dans le corps par l’action du soleil sur l’épiderme. C’est utile à savoir si l’on doit un jour voir le soleil.

— Mais on peut la synthétiser ?

— Oui. On le fait, d’ailleurs. Si nous retournions dans la chambre boire un peu de thé ?

Je ne répondis pas. J’ignorais ce que j’avais attendu de Victoria, mais sûrement pas cela ! Des images plutôt romantiques avaient hanté mes journées de travail près de Malchuskin, tempérées de temps à autre par l’impression qu’il nous faudrait sans doute nous adapter l’un à l’autre. De toute façon, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il existerait entre nous un courant de ressentiment sous-jacent. Je nous avais imaginés travaillant ensemble à l’établissement des rapports intimes envisagés pour nous par nos parents et parvenant à leur donner la consistance d’une union solide, et peut-être de l’amour. Je n’avais certes pas prévu que Victoria envisagerait notre vie sous un autre angle : j’étais à ses yeux destiné à jouir à jamais des privilèges d’un mode de vie qui lui demeurait interdit.

Nous étions encore sur la plate-forme. La proposition de rentrer dans la chambre n’avait été que pure ironie de sa part et j’étais assez sensible pour l’avoir compris. De toute façon, je sentais que pour des raisons différentes nous préférions tous les deux rester là : moi parce que mon travail m’avait donné le goût du plein air, Victoria parce que cette plate-forme représentait sa seule approche de l’extérieur. Malgré tout, le paysage onduleux à l’est de la cité nous rappelait sans cesse les divergences nouvellement révélées qui nous séparaient.

— Tu pourrais faire une demande de transfert à une guilde, suggérai-je au bout d’un moment. Je suis certain…

— Question de sexe, répondit-elle sèchement. C’est réservé aux hommes, ou ne le savais-tu pas ?

— Je l’ignorais.

— Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre quelques petites choses, poursuivit-elle, le débit rapide, son amertume contenue à grand-peine. J’avais vu cela toute ma vie sans jamais en saisir la signification : mon père toujours absent de la ville, ma mère s’acquittant de son travail, s’occupant de tout ce qui semblait aller de soi : la nourriture, la chaleur, l’enlèvement des ordures. Maintenant, je sais. Les femmes sont trop précieuses pour risquer leur existence au-dehors. On en a besoin ici, dans la ville, parce qu’elles font des enfants et que l’on peut leur en faire faire encore et encore. Si elles n’ont pas eu la chance de naître dans la ville, on les fait venir de l’extérieur et on les renvoie quand elles ont rempli leur rôle. (De nouveau l’épineuse question, mais cette fois elle n’hésita pas.) Je sais qu’il faut que le travail de l’extérieur soit exécuté et que, quel qu’il soit, il implique des risques… Mais on ne m’a pas donné le choix. Parce que je suis femme, je n’ai d’autre possibilité que de demeurer en ce fichu endroit, à apprendre des choses fascinantes sur la fabrication des aliments, et, chaque fois que je le pourrai, à faire des gosses.

— Tu ne veux plus m’épouser ? lui demandai-je.

— Je n’ai pas le choix.

— Merci quand même !

Elle se leva et se dirigea vers les marches, l’air irrité. Je la suivis jusqu’à la porte de sa chambre. J’attendis sur le seuil, observant son dos tourné tandis qu’elle contemplait par l’étroite fenêtre la petite allée entre les bâtisses.

— Tu veux que je m’en aille ? fis-je.

— Non… entre et ferme la porte.

Elle ne bougeait pas.

— Je vais faire le thé, proposai-je.

Elle recula à regret :

— D’accord.

L’eau était encore tiède dans la casserole et il ne fallut qu’une ou deux minutes pour la porter à ébullition.

— Nous ne sommes pas forcés de nous marier, observai-je.

— Si ce n’est pas toi, ce sera quelqu’un d’autre. (Elle se retourna, vint s’asseoir près de moi et prit sa tasse de breuvage synthétique.) Je n’ai rien contre toi, Helward. Tu dois le savoir. Que cela nous plaise ou non, nos deux vies sont gouvernées par le système des guildes. Nous n’y pouvons rien.

— Pourquoi ? Les systèmes, cela se transforme.

— Pas celui-ci. Il est trop solidement installé. Les guildes tiennent toute la ville, pour des raisons que j’ignorerai sans doute toujours. Seules les guildes pourraient modifier le système et elles n’en feront rien, jamais.

— Tu en as l’air bien sûre.

— J’ai des certitudes. Et pour la bonne raison que le système qui régit ma vie est lui-même imposé par ce qui se passe hors de la cité. Comme je ne pourrai jamais participer à cette activité, je n’aurai jamais la possibilité de décider de ma propre vie.

— Mais tu le pourrais… par mon intermédiaire.

— Tu ne consens même pas à en parler.

— Je ne peux pas ! protestai-je.

— Pourquoi ?

— Je ne peux même pas te le dire.

— Le secret de la guilde ?

— Si tu veux.