Dès que je fus sorti de sous la ville, il m’apparut que les travaux avaient considérablement progressé. Les environs immédiats de la cité étaient débarrassés de tout équipement. Plus de baraquements provisoires en vue, plus de véhicules électriques aux points de charge. Tous étaient probablement en service quelque part de l’autre côté de la crête. Une différence plus remarquable encore, c’était les cinq câbles partant du bord nord de la ville pour courir sur le sol entre les voies et disparaître derrière l’éminence. Près des voies, plusieurs miliciens montaient la garde.
À l’idée que Malchuskin devait déjà être très occupé, je partis rapidement vers la crête. Quand je parvins au sommet, je fus édifié. Au loin, là où les rails s’arrêtaient, une activité fébrile régnait autour de la voie intérieure droite. D’autres équipes travaillaient à des structures métalliques un peu plus loin, mais il m’était impossible d’en deviner le rôle à cette distance. Je pressai encore l’allure.
Le trajet me prit plus de temps que prévu, car le tronçon de voie le plus long atteignait maintenant plus de deux kilomètres. Le soleil était déjà haut quand je retrouvai Malchuskin et ses hommes. J’avais très chaud et je ruisselais de sueur.
Malchuskin me salua à peine. J’ôtai ma veste d’uniforme et me mis au travail.
Les hommes devaient pousser cette partie de voie jusqu’à la même distance que les autres, mais ils avaient rencontré un terrain rocheux qui les ralentissait. Évidemment les fondations bétonnées n’étaient pas nécessaires, mais il était extrêmement difficile de creuser les logements de traverses.
Je pris une pioche sur un camion et me mis à l’œuvre. Bientôt les problèmes beaucoup plus délicats qui s’étaient posés à moi dans la ville me parurent à la vérité bien lointains.
Pendant les pauses, j’appris de Malchuskin qu’à part ce tronçon de voie, tout était presque prêt pour l’opération de traction aux treuils. Les câbles étaient tendus et les supports plantés. Il m’emmena voir ces derniers et me montra les mâts d’acier profondément enfoncés dans le sol de façon à assurer un solide ancrage pour les câbles déjà accrochés. Le quatrième était presque achevé et les travaux avaient débuté sur le cinquième.
Les hommes des guildes qui se trouvaient sur les lieux paraissaient en général inquiets et j’en demandai la raison à Malchuskin.
— C’est la durée qui les tourmente, me répondit-il. Il nous a fallu vingt-trois jours depuis le dernier déplacement pour poser les voies jusqu’ici. Selon les évaluations actuelles, nous pourrons faire avancer la ville demain si tout va bien. Cela fera vingt-quatre jours. Exact ? La plus grande distance sur laquelle nous puissions cette fois remorquer la ville est de presque trois kilomètres… mais dans le temps que nous avons mis à aboutir à ce résultat, l’optimum a progressé de quatre kilomètres. Ainsi, même après la traction nous resterons à un kilomètre plus loin de l’optimum que lors du dernier remorquage.
— Pouvons-nous combler ce retard ?
— À la prochaine opération, peut-être. J’en parlais à des hommes de la Traction, hier soir. Ils calculent que nous effectuerons un court trajet cette fois… et ensuite deux longs. Ces collines leur causent du souci. (Il montrait vaguement la direction du nord.)
— Ne pourrions-nous les contourner ? demandai-je, en observant que loin au nord-est les collines semblaient un peu moins élevées.
— Oui, mais le chemin le plus court vers l’optimum va droit au nord. Toute déflexion angulaire qui nous en écarte ne fait qu’augmenter la distance à couvrir. Je ne comprenais pas parfaitement tout ce qu’il m’expliquait, mais je saisissais bien la nécessité de se hâter.
— Une consolation, pourtant, reprit Malchuskin. Nous lâchons notre bande de tooks après ce coup. Les Futurs ont déniché une colonie plus importante quelque part au nord et les gens y cherchent désespérément du travail. C’est comme ça qu’ils me plaisent. Plus ils ont faim, plus ils bossent dur… du moins pendant un temps.
Les travaux se poursuivirent jusqu’après le coucher du soleil. Malchuskin et les autres membres de la guilde de Traction aiguillonnaient les manœuvres à grand renfort de jurons de plus en plus violents. Je n’avais pas le temps de réfléchir, car les hommes des guildes et moi-même ne peinions pas moins que les autres. Quand nous regagnâmes la cabane pour la nuit, j’étais épuisé.
Le lendemain matin, Malchuskin partit de bonne heure, me recommandant d’amener Rafaël et l’équipe sur l’emplacement dans le plus bref délai. Quand j’arrivai, Malchuskin et trois autres membres de la guilde de Traction discutaient avec les gens qui préparaient les câbles. Je mis Rafaël et les manœuvres au travail sur la voie, mais la discussion en cours m’intriguait. Quand Malchuskin revint vers nous, il ne m’en parla pas, mais se lança littéralement au travail, en rudoyant vivement Rafaël.
Un peu plus tard, à la pause, je lui demandai ce qui n’allait pas.
— Les hommes de la Traction veulent commencer le remorquage dès maintenant, avant que la voie soit achevée, me dit-il.
— Est-ce possible ?
— Oui. Ils prétendent qu’il faudra un certain temps pour amener la ville au sommet de la crête et que nous pourrions achever la voie pendant le déplacement. Nous ne le permettrons pas.
— Pourquoi ? Ça semble raisonnable.
— Parce qu’il faudrait travailler sous les câbles et que les câbles subissent une tension importante, surtout quand il faut faire remonter à la ville une pente comme celle-ci. Vous n’avez jamais vu un câble se rompre, n’est-ce pas ? (Question purement académique. Jusqu’ici, je ne savais même pas que l’on se servait de câbles.) Vous seriez coupé en deux avant même d’entendre le claquement, acheva Malchuskin d’un ton aigre.
— Alors qu’a-t-il été convenu ?
— Nous avons une heure pour terminer. Ensuite, ils mettent les treuils en marche.
Il restait trois tronçons de voie à poser. Nous accordâmes encore quelques minutes de repos aux hommes, puis le travail reprit. À présent quatre hommes de guilde et quatre équipes étaient concentrés au même point. Nous avancions rapidement, mais il nous fallut malgré tout l’heure presque entière pour arriver au bout.
Ce fut avec une certaine satisfaction que Malchuskin signala aux gens de la Traction que nous étions prêts. Nous ramassâmes nos outils et les déposâmes à l’écart.
— Et maintenant ? demandai-je à Malchuskin.
— On attend. Je vais en ville me reposer. Demain, on recommence.
— Que dois-je faire ?
— À votre place, j’observerais les événements. Vous trouverez sûrement cela intéressant. De toute façon, il faudra payer les hommes. Je vous enverrai un peu plus tard un homme des Échanges. Gardez l’équipe ici jusqu’à son arrivée. Je reviendrai demain matin.
— Bon. C’est tout ?
— À peu près. Une fois les treuils en marche, ce sont les hommes de la Traction qui dirigent les opérations, alors, s’ils vous disent de bouger, bougez. Ils auront peut-être besoin de modifier les voies, donc faites attention. Mais je crois que tout est bien en place. On a déjà procédé aux inspections.
Il s’éloigna en direction de sa cabane. Il paraissait très fatigué. Les manœuvres se retirèrent également dans leurs baraques et je restai bientôt livré à moi-même. Ce que m’avait dit Malchuskin des ruptures de câbles m’inquiétait. J’allai m’asseoir par terre à une distance que je jugeai prudente.
Il n’y avait guère d’activité autour des pylônes de soutien. Les cinq câbles y étaient accrochés et couraient maintenant mollement sur le sol, parallèlement aux voies. Deux hommes de la Traction, sur les chantiers, procédaient apparemment aux dernières vérifications des attaches.