Du côté de la crête, un autre groupe apparut, se dirigeant vers nous en colonne par deux. À cette distance il était impossible de les reconnaître, mais je remarquai qu’à intervalles d’environ cent mètres, l’un d’eux se détachait pour prendre position au bord des voies. Quand ils se rapprochèrent, je constatai que c’étaient des miliciens armés d’arbalètes. Quand leur troupe fut à la hauteur des pylônes, ils n’étaient plus que huit, qui se disposèrent en formation de défense. Au bout de quelques minutes, l’un des miliciens vint près de moi.
— Qui êtes-vous ?
— Apprenti Helward Mann.
— Que faites-vous ici ?
— On m’a dit de surveiller les opérations des treuils.
— Très bien. Restez à distance. Combien de tooks avez-vous ?
— Je ne sais pas au juste… une soixantaine, je pense.
— Ils travaillaient aux voies ?
— Oui.
Il sourit :
— Doivent être vachement trop fatigués pour faire des histoires ! Bon. Avertissez-moi s’ils vous posent des problèmes.
Il partit rejoindre les autres miliciens. Quels problèmes les ouvriers auraient-ils pu poser, je n’en avais pas la moindre idée, mais l’attitude de la milice envers eux me semblait étrange. J’en vins à me dire que, dans le passé, les tooks avaient dû endommager les câbles ou les voies ; mais je voyais mal l’un des hommes avec qui j’avais travaillé devenant dangereux pour nous.
Les miliciens de garde au long des voies me paraissaient bien proches des câbles, mais ils n’avaient pas l’air inquiet. Ils faisaient patiemment les cent pas au long de leurs tronçons de voie respectifs.
Je remarquai que les deux hommes de la Traction postés en arrière des mâts avaient pris position derrière des boucliers de métal. L’un d’eux était muni d’un grand drapeau rouge et examinait la crête à la jumelle. Là-bas, près des cinq poulies, je distinguais tout juste la silhouette d’un homme. Comme toute l’attention semblait se porter sur lui, je fus intrigué et ne le quittai plus des yeux. Il nous tournait le dos, me semblait-il.
Il se retourna soudain et agita son drapeau pour alerter les deux hommes aux mâts. Il faisait décrire au tissu de larges demi-cercles, plus bas que sa ceinture. Aussitôt l’homme des pylônes, également muni d’un drapeau, quitta l’abri de son bouclier et accusa réception du message en répétant le même mouvement.
Quelques instants après, les câbles se mirent à glisser doucement sur le sol en direction de la cité. Sur la crête, les poulies se mirent à tourner, tendant les câbles. Ceux-ci s’immobilisèrent un à un, bien qu’une bonne longueur de chacun courût encore sur le sol… probablement à cause de leur poids, car autour des mâts et des poulies, ils se trouvaient très au-dessus de la surface.
— Signalez-leur que tout est paré ! cria un des hommes placés aux mâts.
Son compagnon agita le drapeau au-dessus de sa tête. L’homme de la crête répéta le mouvement, puis se jeta de côté et disparut à ma vue. J’attendais, curieux de voir la suite… mais il ne se passait rien. Les miliciens allaient et venaient. Les câbles restaient tendus. Je décidai de m’approcher des hommes de la Traction pour me renseigner.
Je n’étais pas plus tôt debout que le signaleur battit frénétiquement des bras à mon adresse.
— Écartez-vous ! hurla-t-il.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Les câbles sont à la tension maximum !
Je reculai.
Les minutes passaient et il n’y avait aucune progression. Puis je me rendis compte que les câbles s’étaient progressivement tendus et qu’ils ne touchaient presque plus le sol sur toute leur longueur.
Je fixai les yeux au sud, sur l’indentation de la crête. La ville était maintenant en vue. D’où je me tenais, seul l’angle supérieur d’une des premières tours apparaissait au-dessus des roches de la butte. Peu à peu, une plus grande partie de la ville devint visible.
Je me déplaçai selon un grand arc de cercle afin de rester à distance respectable des câbles et me plantai en arrière des mâts pour contempler la ville au bout des voies. Elle escalada avec une pénible lenteur la contre-pente jusqu’à n’être plus qu’à quelques pieds des cinq poulies qui faisaient franchir la crête aux câbles. Elle s’immobilisa alors et les hommes de la Traction recommencèrent à échanger des signaux.
Suivit une opération longue et compliquée au cours de laquelle chacun des câbles fut détendu tour à tour, tandis que l’on procédait au démontage des poulies. J’attendis que la première poulie fût ainsi démantelée, puis le spectacle m’ennuya. Je m’aperçus que j’avais faim, et, songeant que je ne manquerais pas grand-chose, je regagnai la cabane pour me préparer un repas.
Je pris tout mon temps, sachant qu’au moins deux heures s’écouleraient avant que les treuils puissent se remettre en marche. Je jouissais de ma solitude, ainsi que du changement par rapport aux terribles efforts de la veille.
Au moment de partir, je me souvins soudain de l’avertissement du milicien concernant l’agitation possible des manœuvres et j’allai jusqu’à leurs quartiers. La plupart d’entre eux, assis sur le sol, regardaient le travail aux poulies. Quelques-uns discutaient à voix haute en gesticulant, mais je conclus que les miliciens voyaient du danger où il n’y en avait pas. Je retournai près des voies.
Je jetai un coup d’œil vers le soleil ; il ne tarderait pas à se coucher. Le reste du remorquage ne prendrait sans doute pas longtemps, une fois les poulies dégagées, car les voies descendaient ensuite en pente douce.
La dernière poulie disparut enfin et les câbles se tendirent de nouveau. Une courte attente, puis, à un signal de l’homme placé aux étais, la lente avance de la ville reprit, selon la pente, dans notre direction. Contrairement à ce que j’avais imaginé, la cité ne roulait pas en souplesse, d’elle-même, sur la pente favorable. Les câbles restaient visiblement tendus, et la cité devait encore se propulser. Quand elle fut plus près, je notai une certaine décontraction dans le comportement des deux hommes de la Traction, qui restèrent néanmoins vigilants. Durant toute l’opération, leur attention demeura fixée sur la ville qui avançait.
Finalement, quand l’énorme structure ne fut plus qu’à une dizaine de mètres du bout des voies, le signaleur leva son drapeau rouge au-dessus de sa tête. La tour la plus avancée était percée d’une grande fenêtre et là, un des nombreux hommes qui s’y tenaient leva à son tour un drapeau. Quelques secondes encore et la ville s’immobilisa.
Deux minutes s’écoulèrent, puis un homme sortit par la porte de la tour pour se tenir sur une petite plate-forme qui nous dominait.
— Très bien… freins bloqués ! nous cria-t-il. Nous allons détendre, à présent !
Les deux hommes de la Traction quittèrent leurs abris métalliques et s’étirèrent de façon exagérée. Sans nul doute, la dépense nerveuse de leur part au cours des dernières heures avait été considérable. L’un d’eux alla tout droit uriner contre le mur même de la ville. Il adressa un sourire à son compagnon, puis se hissa sur un entablement et escalada la superstructure de la cité jusqu’à la plate-forme. L’autre longea les câbles — qui se détendaient à vue d’œil – et disparut sous la cité. Les miliciens étaient toujours en formation défensive, mais eux-mêmes paraissaient à présent un peu moins nerveux.
Le spectacle était terminé. Voir la ville si proche me donna la tentation d’y entrer, mais je ne savais trop si je le devais. Je n’avais que Victoria à y voir et elle devait être occupée. De plus, Malchuskin m’avait dit de rester avec l’équipe et il valait mieux ne pas lui désobéir.