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Ici, près de l’optimum, les tooks n’étaient sujets à aucune distorsion perceptible, et les différences entre eux et nous passaient inaperçues. Mais s’ils parvenaient à retenir la ville suffisamment au sud pour qu’on ne puisse la remorquer, ils pourraient juger de l’effet sur ses habitants.

Cependant, pour le moment, la ville était relativement en sûreté. Bordée d’un côté par la rivière et de l’autre par un terrain montant qui ne fournirait aucun moyen de protection aux agresseurs elle occupait une bonne position stratégique.

Avais-je seulement le temps de me procurer des vêtements de rechange ? Je portais les mêmes, nuit et jour, depuis des semaines. Cette pensée me ramena inévitablement à Victoria, à son dégoût de mon uniforme puant après mes sorties au-dehors.

Je retournai me renseigner dans la salle des Futurs. On me dit qu’en temps normal les uniformes étaient faciles à obtenir, mais pas pour le moment. On m’en trouverait un pendant mon absence.

Futur Denton m’attendait quand j’arrivai aux écuries. On me donna un cheval et, sans plus tarder, nous sortîmes de sous la ville pour nous diriger vers le nord.

3

Denton ne parlait guère, si on ne l’interrogeait pas. Il répondait à toutes mes questions, mais nous avions de longues périodes de silence. Je ne trouvais pas cela désagréable… j’avais le temps de réfléchir, et j’en avais grand besoin.

Ce que m’avaient enseigné les guildes à mes débuts restait vrai : j’admettais de déduire moi-même ce que je pouvais de ce que je voyais, plutôt que de me fier à l’interprétation des autres.

Nous suivions le cours prévu pour les voies, qui nous fit longer le flanc de la butte, puis franchir le col. Après, le terrain descendait régulièrement sur une grande distance, suivant le cours d’un ruisseau. La vallée menait à une petite région boisée, derrière laquelle se dessinait une nouvelle chaîne de collines.

— Denton, pourquoi avons-nous quitté la ville à ce moment précis ? demandai-je. On y a sûrement besoin de tous les hommes ?

— Notre travail est toujours important.

— Plus que la défense de la ville ?

— Oui.

Tout en chevauchant, il m’expliqua que l’étude du futur avait été négligée au cours des derniers kilomètres. En partie à cause des combats, en partie parce que la guilde ne comptait plus assez d’hommes.

— Nous avons fait des relevés jusqu’à ces collines, précisa-t-il. Ces arbres… ils constituent une difficulté pour la guilde des Voies et pourraient offrir un abri aux tooks, mais il nous faut du bois. Les collines sont également notées sur la carte jusqu’à deux kilomètres environ, mais plus loin, c’est territoire vierge.

Il me montra la carte dessinée sur un long rouleau de papier et m’en expliqua les symboles. Si je comprenais bien, notre tâche consistait à prolonger le relevé vers le nord. Denton avait un instrument sur un grand trépied de bois, avec lequel il effectuait de temps à autre une lecture, notant tout sur la carte.

Les chevaux étaient lourdement chargés de matériel. Outre des vivres en abondance, et les sacs de couchage, nous avions chacun une arbalète et des carreaux. Il y avait aussi des outils de terrassement, un nécessaire d’analyse chimique, une caméra vidéo miniaturisée et du matériel d’enregistrement. Denton me confia la caméra et m’apprit à l’utiliser.

Il m’expliqua que la méthode appliquée par les Futurs consistait à envoyer – pour une certaine période – un topographe ou une équipe différente au nord de la cité, par des routes diverses. À la fin de l’expédition, chacun avait un relevé détaillé du terrain ainsi qu’un enregistrement en images de son aspect extérieur. Ces documents étaient alors soumis aux Navigateurs qui, en se fondant sur les comptes rendus des autres topographes, décidaient de la route à adopter.

Vers la fin de l’après-midi, Denton fit une sixième halte, et dressa son trépied. Quand il eut pris les distances angulaires des hauteurs environnantes et, à l’aide d’un compas gyroscopique, déterminé le nord vrai, il fixa un pendule à la tête du trépied. Le balancier était pointu à la base et, quand son mouvement eut cessé, Denton prit une échelle graduée en cercles concentriques qu’il posa entre les trois pieds. La pointe était presque exactement au-dessus du repère central.

— Nous sommes à l’optimum, dit-il. Savez-vous ce que cela signifie ?

— Pas au juste.

— Vous êtes descendu dans le passé, n’est-ce pas ? (Je le lui confirmai.) Il faut toujours tenir compte de la force centrifuge sur ce monde. Plus on descend au sud, plus cette force grandit. Elle est toujours présente, partout, au sud de l’optimum, mais en pratique elle n’empêche pas les activités normales jusqu’à vingt kilomètres environ au sud de l’optimum. Plus loin, la cité se heurterait à des problèmes graves.

Il releva de nouveau des indications sur son instrument.

— Douze kilomètres, dit-il. Telle est la distance entre ici et la ville… en d’autres termes, le chemin qu’il lui faut parcourir.

— Comment calcule-t-on l’optimum ? lui demandai-je.

— Par les distorsions zéro de gravité. C’est la norme d’après laquelle nous mesurons la progression de la cité. En termes plus concrets, imaginez-le comme une ligne tracée autour du monde.

— Et l’optimum est en mouvement continu ?

— Non. Il est stationnaire… mais c’est le sol qui s’en éloigne.

— Ah oui !

Nous remballâmes notre matériel pour reprendre la route au nord. Juste avant le coucher du soleil nous campâmes pour la nuit.

4

Les travaux topographiques n’exigeaient pas grand effort mental et, tout en chevauchant lentement vers le nord, je m’aperçus que ma seule véritable préoccupation était de guetter toute manifestation possible d’indigènes hostiles. Denton m’avait bien dit que nous ne serions sans doute pas attaqués, mais nous n’en restions pas moins sur nos gardes.

Je me surpris à songer à ma terrifiante expérience, quand j’avais vu le monde entier étalé devant moi. Vivre cela était une chose, mais le comprendre, c’était une autre paire de manches.

Le troisième jour après notre départ, je me mis soudain à réfléchir à l’instruction que j’avais reçue pendant mon enfance. Je ne sais plus très bien ce qui déclencha ces pensées… peut-être le souvenir récent du choc que j’avais ressenti à voir la crèche entièrement détruite.

J’avais très peu songé à mon instruction depuis ma sortie de la crèche. À l’époque, comme la plupart des enfants, j’avais eu l’impression que l’enseignement qu’on nous dispensait était une sorte de pénitence à laquelle il n’y avait pas moyen d’échapper. Mais en y réfléchissant, une bonne part des connaissances que l’on avait implantées dans nos cervelles rétives prenait à mes yeux une nouvelle dimension.

Par exemple, une des matières qui nous avaient le plus ennuyés, c’était ce que les maîtres appelaient la Géographie. La plupart des cours avaient porté sur les méthodes de topographie et de cartographie. Bien entendu, dans l’espace clos de la crèche, ce ne pouvait être qu’un enseignement théorique. Pourtant ces heures mornes prenaient à présent leur importance. Avec un peu de concentration, en faisant appel à ma mémoire, je perçus rapidement les principes du travail auquel m’exerçait Denton.

Une quantité d’autres matières qui nous avaient été enseignées théoriquement prenaient maintenant dans mon esprit toute leur pertinence. Tout apprenti d’une guilde arrivait nanti de connaissances fondamentales sur les travaux de sa propre guilde, mais possédait en outre des renseignements utiles sur bien d’autres tâches indispensables à la cité.