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Rien ne m’avait préparé au labeur purement physique de la pose et de la dépose des voies, mais j’avais eu presque d’instinct la compréhension de la machinerie qui servait à remorquer la ville sur ces voies.

Je n’avais pas du tout apprécié mon service obligatoire dans la milice, mais l’importance – qui m’avait intrigué à l’époque – attribuée à la stratégie durant nos années d’école devait certainement aider par la suite les hommes qui allaient prendre les armes pour la défense de la cité.

Ce train de pensées me conduisit à me demander s’il n’y avait rien eu dans ma formation qui eût pu me préparer à la vision d’un monde fait comme celui-ci.

Les leçons traitant d’astrophysique et d’astronomie nous avaient toujours représenté les planètes comme des sphères. La Terre – non pas notre cité, mais la planète – était décrite comme une sphère un peu aplatie et on nous avait montré des cartes de la surface de ses continents. On ne s’attardait pas à cet aspect des sciences physiques – et j’avais grandi en présumant que le monde sur lequel existait la ville Terre était une sphère semblable à la planète Terre et rien dans notre instruction n’était venu contredire cette hypothèse. Et même, on n’avait jamais discuté ouvertement de la nature du monde.

Je savais que la planète Terre faisait partie d’un système en orbite autour d’un soleil sphérique. Autour de la planète même tournait un satellite sphérique. Ces renseignements restaient purement académiques… et leur manque d’application pratique ne m’avait nullement troublé, même quand j’avais quitté la ville, car il avait toujours été clair qu’ici, les choses étaient différentes. Le soleil et la lune n’étaient pas sphériques, pas plus que le monde sur lequel nous vivions. La question se posait toujours : où étions-nous ?

Peut-être la solution se trouvait-elle dans le passé ?

Ce sujet également avait été traité dans ses grandes lignes, bien que l’histoire portât exclusivement sur la planète Terre. Une grande partie de ce que nous avions appris portait sur les manœuvres militaires et sur les transferts de puissance et de gouvernement d’un état à un autre. Nous savions que sur la planète Terre le temps était mesuré en années et en siècles, et que l’histoire écrite remontait à environ vingt siècles. Peut-être injustement, j’avais acquis l’impression que je n’aurais pas aimé vivre sur la planète Terre, car elle paraissait avoir passé la majeure partie de son existence en querelles, guerres, revendications territoriales et pressions économiques. Le concept de civilisation, très évolué, nous était décrit comme l’état où l’humanité se rassemblait à l’intérieur des cités. Par définition, nous autres, de la cité Terre, étions aussi des civilisés, mais il ne semblait y avoir aucune ressemblance entre notre existence et la leur. La civilisation sur la Terre était faite d’égoïsme et d’avidité… les peuples parvenus à l’état civilisé exploitaient ceux qui en étaient loin. Il y avait sur la planète Terre des pénuries de produits essentiels et les habitants des pays civilisés étaient en mesure de monopoliser ces produits uniquement parce qu’ils étaient économiquement les plus forts. Ce déséquilibre semblait être le point de départ de toutes les querelles.

Et je voyais soudain des parallèles entre notre civilisation et la leur. Sans nul doute, si notre cité était sur le pied de guerre, c’était en raison de la situation des tooks. Et celle-ci était à son tour le résultat de notre système de marchandage. Ce n’était pas avec notre richesse que nous les exploitions, mais nous avions un excédent de produits dont ils étaient démunis : aliments, carburant, matières premières. Notre pénurie, c’était la main-d’œuvre, que nous leur payions avec nos produits excédentaires. Le processus était inversé, mais le résultat était le même.

Toujours suivant la direction de mon raisonnement, je voyais bien que l’histoire de la planète Terre préparait la voie à ceux qui deviendraient membres de la guilde des Échanges, mais cela n’avançait en rien ma compréhension. L’histoire commençait et finissait sur la planète Terre, sans que l’on sût comment la cité se trouvait être sur ce monde, ni comment elle avait été construite, ni qui en avaient été les fondateurs, ni d’où ils étaient venus.

Omission voulue ? Ou connaissances oubliées ?

J’imaginais que nombre de membres des guildes avaient tenté de bâtir leurs propres systèmes de logique et, autant que je sache, ou bien les réponses existaient quelque part au sein de la cité, ou il y avait une hypothèse communément admise que j’ignorais encore. Mais j’avais suivi tout naturellement la voie de nos membres des guildes. La survie sur ce monde était affaire d’initiative : à grande échelle, en remorquant la ville vers le nord, pour l’éloigner de cette stupéfiante région de distorsion en arrière de nous, et à l’échelle personnelle, en me constituant un schéma de vie personnel. Futur Denton était un homme qui se suffisait à lui-même, comme la plupart de ceux que j’avais pu rencontrer. Je voulais m’intégrer à leur groupe et comprendre les choses par moi-même. Sans doute aurais-je pu discuter de mes idées avec Denton, mais je décidai de n’en rien faire.

Le voyage au nord se poursuivait, lent, sinueux. Nous obliquions souvent vers l’est ou l’ouest. Denton relevait parfois notre position par rapport à l’optimum et à aucun moment nous ne fûmes à plus de vingt kilomètres au nord.

Je lui demandai s’il y avait une raison de ne pas nous éloigner davantage dans cette direction, au nord de l’optimum.

— Normalement nous pouvons aller aussi loin que nous le voulons, répondit-il. Mais la ville se trouve dans des circonstances spéciales. Tout en recherchant la route la plus aisée, il nous faut choisir un terrain qui nous permette de nous défendre.

La carte que nous élaborions devenait chaque jour plus étendue et détaillée. Denton me laissait manipuler les instruments quand j’en avais envie et bientôt je m’en tirai aussi bien que lui. J’appris à relever le terrain en triangulation avec l’appareil spécial, à évaluer l’altitude des collines et à calculer notre position par rapport à l’optimum. Je commençais à m’intéresser à la manœuvre de la caméra bien que, pour conserver le courant des accumulateurs, je dusse refréner mon enthousiasme.

La vie était paisible et agréable, loin des tensions de la ville, et je découvrais en Denton, malgré ses longs silences, un homme aimable et intelligent.

Je perdis le compte des jours, vingt peut-être depuis notre départ, mais Denton ne semblait pas manifester la moindre intention de rentrer.

Nous aperçûmes un petit village dans une vallée peu profonde, mais nous restâmes à l’écart. Denton l’indiqua seulement sur la carte avec une estimation de sa population.

Le pays était plus frais, plus verdoyant que ceux auxquels j’étais accoutumé, bien que le soleil fût aussi chaud. Il pleuvait plus souvent dans ce secteur, durant la nuit en général, et il y avait des ruisseaux et des rivières de toutes dimensions.

Denton inscrivait sur sa carte, sans se livrer à des commentaires, tous les aspects, naturels ou modifiés par l’homme, ainsi que toutes les difficultés et facilités de passage pour la ville. Ce n’était pas à nous de décider de la route à prendre… nous devions seulement fournir une image réelle du terrain en avant de la cité. L’atmosphère était reposante, soporifique même, et les beautés naturelles des alentours exerçaient sur moi leur séduction. Je savais que la ville traverserait cette région pendant les kilomètres à venir, mais sans en goûter les avantages. Du point de vue de la cité, la campagne douce et verdoyante aurait tout aussi bien pu être un désert balayé de vent.