Pendant les heures où je n’avais pas à exécuter de travaux, je continuais à me perdre en spéculations. Je n’arrivais pas à oublier l’apparence étrange du monde sur lequel nous nous trouvions. Il avait bien sûr dû figurer quelque part, dans toutes ces années d’instruction que nous avions subies, quelque chose qui devait – subconsciemment – me préparer à cette vision. Nous vivons selon nos croyances – et si l’on pensait tout naturellement que le monde où l’on voyageait était semblable à tout autre, un enseignement quelconque pouvait-il jamais vous préparer à un renversement total de toutes vos conceptions ?
La préparation à cette vision avait commencé le jour où Futur Denton m’avait conduit pour la première fois hors de la ville, pour que je voie de mes propres yeux le soleil, qui n’avait nullement la forme d’une sphère.
Mais je soupçonnais qu’il y avait déjà eu une indication antérieurement.
J’attendis encore quelques jours, retournant le problème en tous sens quand j’en avais le temps. Puis il me vint une idée. Nous campions un soir en terrain découvert près d’une rivière large mais peu profonde. À l’approche du coucher du soleil, je pris la caméra et le magnétophone pour me rendre seul en haut d’un petit tertre à environ un kilomètre de distance. Du sommet, la vue était très dégagée vers le nord-est.
Quand le soleil se rapprocha de l’horizon, le voile atmosphérique en atténua l’éclat, la forme en devint visible : comme toujours, un large disque avec une pointe en haut et une en bas. Je déclenchai la caméra et pris une longue séquence. Je fis ensuite repasser le film, pour m’assurer que l’image était nette.
Je ne m’étais jamais lassé de ce spectacle. Le ciel s’embrasait… Après que le disque principal avait sombré sous l’horizon, la colonne de lumière verticale disparaissait rapidement. Ensuite, pendant quelques minutes, on croyait distinguer un point focal blanc-orangé au centre de la clarté rouge… mais cela cessait bientôt et la nuit arrivait rapidement.
Je déroulai le film une nouvelle fois, observant l’image du soleil sur le minuscule écran de contrôle de l’appareil enregistreur. J’immobilisai l’image, puis réglai le contrôle de contraste, assombrissant l’image jusqu’à ne plus voir que la forme blanche.
C’était là une image en miniature du monde. De mon monde. J’avais déjà vu cette forme auparavant – longtemps avant de quitter les murs de la crèche. Ces courbes symétriques et insolites formaient un dessin d’ensemble que l’on m’avait montré autrefois.
Je restai longtemps les yeux fixés sur l’écran, puis j’eus un remords et coupai le courant pour ménager les batteries. Je ne retournai pas immédiatement au campement. Je cherchais désespérément dans ma mémoire la clé de mon vague souvenir d’une occasion où quelqu’un avait tracé quatre lignes sur un bout de carton et l’avait ensuite levé pour que tous voient l’endroit où la cité Terre luttait pour sa survie.
La carte que nous établissions, Denton et moi, prenait décidément forme.
Dessiné sur le long rouleau de papier fort qu’il avait apporté, le plan ressemblait à un long entonnoir serré, dont le point le plus étroit se trouvait sur la zone boisée sise à deux kilomètres à peu près au nord de l’endroit où était la ville quand nous l’avions quittée. Nos expéditions s’étaient toutes déroulées dans l’entonnoir et nous avaient permis de procéder à des relevés de tous les points remarquables, sous tous les angles, pour que nos renseignements soient aussi précis que possible.
Le travail fut bientôt terminé et Denton m’annonça que nous allions rentrer.
La caméra vidéo renfermait le compte rendu visuel complet, avec recoupements, de tout le terrain que nous avions parcouru. Le Conseil des Navigateurs l’étudierait aussi longtemps qu’il le jugerait nécessaire pour établir la route à suivre. Denton m’annonça que d’autres Futurs partiraient bientôt vers le nord pour dresser une nouvelle carte. Peut-être commencerait-elle également à la zone boisée, pour obliquer de cinq à six degrés à l’est ou à l’ouest… ou, peut-être, si les Navigateurs estimaient qu’il était possible de tracer un itinéraire sûr dans le cadre de nos relevés, la nouvelle carte commencerait-elle en terrain inconnu, devant nous, pour aller plus loin que la limite du futur que nous avions examiné.
Nous repartîmes donc vers la ville. Je m’étais attendu, possédant tous les renseignements requis, que l’on chevauche jour et nuit sans souci de confort ni de risque… mais au contraire, nous continuâmes notre promenade nonchalante dans la campagne.
— Ne devrions-nous pas nous hâter ? finis-je par demander, songeant que Denton traînait peut-être pour quelque raison à laquelle je n’étais pas étranger, et voulant lui prouver que j’étais prêt à foncer.
— Rien n’est jamais pressé dans le futur, me répondit-il.
Je ne discutai pas, mais il m’était revenu à l’esprit que nous étions absents depuis trente jours au moins. Dans ce même temps, le mouvement du sol aurait entraîné la ville encore à cinq kilomètres plus loin de l’optimum. Elle devrait en conséquence parcourir au moins cette distance pour rester dans les limites de sûreté.
Je savais que le territoire non exploré commençait seulement à deux kilomètres environ au-delà de la dernière position de la ville.
Bref, celle-ci devait avoir besoin de nos renseignements.
Le voyage de retour nous prit trois jours. Le dernier jour, alors que nous chargions les chevaux pour repartir vers le sud, le souvenir que je cherchais me revint de lui-même, comme c’est souvent le cas.
Je sentais que j’avais épuisé tous mes souvenirs conscients de l’enseignement de la crèche. Le tri parmi les longs cours académiques que l’on m’avait inculqués avait été aussi vain que les classes elles-mêmes avaient été ennuyeuses. Puis, d’une discipline que je n’avais même pas évoquée, la réponse jaillit.
Je me rappelai une période au cours de mes derniers kilomètres à la crèche – notre maître nous avait amenés aux domaines du calcul infinitésimal. Les mathématiques sous tous leurs aspects avaient éveillé une seule et même réaction chez moi – l’absence d’intérêt entraînant l’absence de succès – et cette danse de figures abstraites ne m’avait nullement paru différente.
L’enseignement portait sur un genre de calcul appelé fonctions, et on nous enseignait à tracer des courbes pour les représenter. C’étaient ces graphiques qui avaient fourni la clé de mon souvenir. J’avais toujours eu un modeste talent de dessinateur et pendant quelques jours mon intérêt s’était éveillé. Pour mourir presque immédiatement, car je découvris que les courbes ne constituaient pas une fin mais seulement le moyen de découvrir d’autres aspects des fonctions… et j’ignorais ce qu’était une fonction.
Un des graphiques avait fait l’objet de discussions fort détaillées.
Il montrait la courbe d’une équation où une valeur était représentée comme la réciproque – ou l’inverse – de l’autre. La courbe était une hyperbole. Une partie en était tracée dans le secteur positif, l’autre dans le négatif. Chaque extrémité de la courbe avait une valeur infinie, positive et négative.
Le maître avait discuté de ce qui se passerait si l’on faisait pivoter le graphique autour de l’un de ses axes. D’abord je n’avais pas compris pourquoi on devait dessiner des graphiques, et ensuite que l’on pouvait les faire tourner, et j’avais subi une nouvelle attaque de rêverie éveillée. Toutefois j’avais remarqué que le maître avait esquissé sur un grand morceau de carton l’aspect qu’aurait eu un corps solide une fois cette rotation effectuée.