Выбрать главу

— Je suis très occupée.

— Moi aussi.

— Alors laisse-moi tranquille et fais ce que tu as à faire.

— Non. Il faut que je te parle.

— Une autre fois.

— Tu ne pourras pas toujours m’éviter.

— Je n’ai pas à te parler pour le moment.

Je saisis son stylo et le lui arrachai de la main.

Des feuillets volèrent sur le plancher. Elle en eut le souffle coupé.

— Qu’est-il arrivé, Victoria ? Pourquoi ne m’as-tu pas attendu ?

Elle gardait les yeux sur les paperasses éparpillées et ne me répondait pas.

— Allons… dis-le-moi.

— Il y a si longtemps… Cela a-t-il encore de l’importance pour toi ?

— Oui.

Maintenant nous nous regardions tous les deux, les yeux dans les yeux.

Elle avait beaucoup changé et paraissait plus âgée. Elle avait acquis de l’assurance, une femme faite – mais je reconnaissais sa façon de pencher la tête, de joindre les mains : poings fermés, avec les deux index pointés.

— Helward, je suis désolée de t’avoir fait du mal, mais j’ai également beaucoup souffert. Cela te suffit-il ?

— Tu sais bien que non. Et toutes ces choses dont nous avions parlé ?

— Par exemple ?

— Les affaires privées, intimes.

— Ton serment n’est pas rompu. Pas besoin de te tourmenter à ce sujet.

— Je n’y pensais même pas. Mais les autres choses, celles qui nous concernaient, toi et moi ?

— Les petits riens murmurés au lit ?

Je fis la grimace.

— Oui.

— Il y a bien longtemps de cela. (Peut-être perçut-elle ma réaction car elle s’adoucit soudain.) Je suis désolée. Je ne voulais pas être grossière.

— Bon. Dis tout ce que tu veux.

— Non… c’est simplement que… je ne m’attendais plus à te revoir. Tu es resté si longtemps parti ! Tu aurais pu être mort et personne ne m’en aurait informée.

— À qui as-tu demandé ?

— À ton patron. Clausewitz. Tout ce qu’il a consenti à me dire, c’est que tu avais quitté la ville.

— Mais je t’avais dit où j’allais. Je t’avais expliqué qu’il fallait que je me rende dans le sud.

— Et aussi que tu serais de retour dans quelques kilomètres de temps.

— Je sais. Je m’étais trompé.

— Que t’est-il arrivé ?

— J’ai… été retardé.

Je ne savais même pas comment le lui faire comprendre.

— Et c’est tout ? Tu as été retardé ?

— C’était beaucoup plus loin que je ne pensais.

Elle se mit à mettre un peu d’ordre dans ses papiers, sans conviction. Mais c’étaient seulement ses mains qui travaillaient : j’avais réussi à me faire écouter.

— Tu n’as jamais vu David, n’est-ce pas ?

— David ? C’est le nom que tu lui avais donné ?

— Il était… (Elle releva la tête, les yeux remplis de larmes.) J’ai dû le mettre à la crèche… tellement de travail ! J’allais le voir tous les jours. Et puis ce fut la première attaque. Je devais me tenir à un poste d’incendie et je ne pouvais pas… Plus tard, nous sommes allés…

Je fermai les yeux et me détournai. Elle se prit la tête entre les mains, agitée de sanglots. Je m’appuyai au mur, le visage contre le bras. Au bout de quelques secondes, je me mis également à pleurer.

Une femme franchit vivement le seuil, vit ce qui se passait, referma la porte. Cette fois, je m’y appuyai de tout mon poids pour n’être plus dérangé.

— Je pensais que tu ne reviendrais jamais, me dit plus tard Victoria. La confusion régnait dans la ville, mais j’ai réussi à rencontrer quelqu’un de ta guilde. Il m’a dit que beaucoup d’apprentis avaient été tués pendant qu’ils étaient dans le sud. Je lui ai dit depuis combien de temps tu étais parti. Il n’a pas voulu s’engager. Tout ce que je savais, c’était depuis combien de temps tu étais parti et la date que tu m’avais indiquée pour ton retour. Tu as été absent près de deux ans, Helward.

— On m’avait averti, dis-je. Mais je n’ai pas cru à cet avertissement.

— Pourquoi pas ?

— J’avais à parcourir une distance d’environ cent trente kilomètres – aller et retour. Je pensais pouvoir le faire en quelques jours. Personne de la guilde ne m’avait dit pourquoi ce serait impossible.

— Mais ils le savaient ?

— Sans nul doute.

— Ils auraient au moins pu attendre que l’enfant soit né.

— J’ai dû partir quand on m’en a donné l’ordre. Cela faisait partie de l’instruction de la guilde.

Victoria était à présent beaucoup plus calme. Ce moment d’émotion avait totalement effacé toute antipathie entre nous et nous étions en mesure de parler raisonnablement. Elle ramassa les feuillets épars, les disposa en pile, puis les rangea dans un tiroir. Il y avait contre le mur d’en face un fauteuil dans lequel je m’assis.

— Tu sais qu’il va falloir changer le système des guildes, reprit-elle.

— Pas radicalement.

— Il va complètement s’écrouler. C’est obligé. En fait, c’est déjà commencé. N’importe qui peut sortir de la ville, à présent. Les Navigateurs se cramponneront à l’ancien système aussi longtemps qu’ils le pourront, parce qu’ils vivent dans le passé, mais…

— Ils ne sont pas aussi entêtés que tu le penses, dis-je.

— Ils essaieront de remettre en vigueur le secret et les interdictions dès qu’ils le pourront.

— Tu te trompes. Je sais que tu te trompes.

— Peut-être… mais il faudra que cela change, au moins en partie. Personne en ville n’ignore plus les dangers que nous courons. Nous avons progressé à travers ce pays en trichant et en volant, et c’est cela qui nous a mis en péril. Il est temps que cela cesse.

— Victoria, tu ne…

— Mais regarde seulement les dégâts ! Trente-neuf enfants tués ! Dieu sait combien de destructions. Penses-tu que nous continuerons à vivre, si les gens du dehors poursuivent leurs attaques ?

— La situation est plus calme, maintenant. Nous la dominons.

Elle secoua la tête :

— Je me fiche pas mal de la situation actuelle. Je pense à plus long terme. En fin de compte, tous nos ennuis proviennent de ce que la ville se déplace. Cette unique condition fait naître le danger. Nous voyageons sur les terres d’autres gens. Nous marchandons de la main-d’œuvre pour déplacer la ville. Nous amenons des femmes dans la cité pour qu’elles aient des rapports sexuels avec des hommes qu’elles ne connaissent pas… et tout cela, rien que pour maintenir la ville en mouvement.

— La cité ne pourra jamais s’arrêter, affirmai-je.

— Tu vois… tu t’es déjà intégré au système des guildes. Toujours le système nous fournit cette même et plate réponse, sans prendre aucun recul. La cité doit bouger, la cité doit bouger ! N’admets donc pas cela comme un impératif.

— C’en est un, crois-moi. Je sais ce qui se passerait si la ville cessait d’avancer.

— Et alors ?

— Elle serait détruite et tout le monde périrait.

— Tu ne peux pas le prouver.

— Non… mais je sais bien qu’il en serait ainsi.

— Je crois que tu es dans l’erreur, dit Victoria. Et je ne suis pas la seule. Encore ces derniers jours, je l’ai entendu dire par d’autres. Les gens sont encore capables de penser par eux-mêmes. Ils sont allés à l’extérieur, ils ont vu comment c’était. Il n’y a pas d’autre danger que celui que nous nous créons.

— Écoute, ceci n’est pas notre bataille. Je voulais seulement te voir pour parler de nous deux.

— Mais ça revient au même. Ce qui nous est arrivé est lié aux coutumes de la cité. Si tu n’avais pas été membre d’une guilde, nous aurions sans doute pu continuer à vivre ensemble.