Quelques incidents se produisirent. Un câble fut coupé en des circonstances mystérieuses et un Terminateur tenta un jour de haranguer la main-d’œuvre indigène pour inciter les embauchés à regagner leurs villages… Pourtant, dans l’ensemble, le Mouvement Terminateur n’était guère qu’une épine agaçante au flanc des Navigateurs.
L’instruction complémentaire était bien suivie. Une série de conférences fut organisée, dans le but d’expliquer les dangers particuliers à ce monde, et beaucoup de gens y assistèrent avec intérêt. Le dessin de l’hyperbole fut adopté comme emblème de la ville et les membres des guildes en ornèrent leurs manteaux, le cousant à l’intérieur du cercle figurant sur leur poitrine.
Je ne sais si les citoyens ordinaires comprenaient bien les exposés… j’entendais bien des discussions sur ce sujet, mais l’influence des Terminateurs nuisait peut-être à la crédibilité du programme d’enseignement. Les citadins avaient trop longtemps été amenés à considérer leur monde comme identique à la planète Terre. La vérité, même comprise en théorie, était trop dure à admettre sur le plan émotionnel : mieux valait écouter les Terminateurs.
Malgré tout, la ville continuait à se mouvoir lentement vers le nord. Parfois j’interrompais mon travail et j’imaginais la cité comme un minuscule point de matière sur un monde étranger. Je la considérais comme un objet imaginaire d’un univers qui s’efforcerait de survivre dans un autre ; comme une ville très peuplée qui chercherait à s’accrocher au flanc d’une côte à quarante-cinq degrés, luttant contre une marée terrestre, à l’aide de quelques minces brins de câble.
Avec le retour à un environnement plus stable, les travaux topographiques du futur devenaient pure routine.
Pour nous faciliter la tâche, on avait divisé le terrain au nord de la cité en plusieurs segments irradiant de cinq degrés en cinq degrés à partir de l’optimum. En des circonstances normales, la cité n’aurait pas cherché de route déviant de plus de quinze degrés du nord vrai, mais notre nouvelle capacité de mouvement nous permettait une souplesse accrue.
Notre méthode était simple. Les topographes partaient à cheval au nord de la ville – seuls, ou s’ils le préféraient, par équipes de deux – et relevaient minutieusement le secteur qui leur était confié. Nous disposions de tout notre temps.
En de nombreuses occasions, je me sentis très attiré par le sentiment de liberté qu’on éprouvait dans le nord… Blayne m’affirma que ce sentiment était partagé par la plupart des Futurs. Pourquoi se hâter de rentrer lorsqu’une journée passée à paresser au bord d’une rivière ne gaspillait que quelques minutes du temps de la cité ?
Toutefois il y avait un certain prix à payer pour les heures passées dans le nord, bien qu’il me parût négligeable au début. Mais un jour j’en notai les effets sur moi. Une journée de flânerie dans le nord était une journée de ma vie. En cinquante jours, je vieillissais de l’équivalent de cinq kilomètres dans la ville, mais les citadins n’avaient vieilli que de quatre jours. Au début, je n’y prêtais pas attention – nos retours à la ville étaient si fréquents que je ne voyais et ne sentais aucune différence. Mais à la longue, les gens que j’avais connus : Victoria, Jase, Malchuskin – ne paraissaient toujours pas changer d’âge. Or, en m’apercevant un jour dans un miroir, je vis les effets de la distorsion temporelle sur ma personne.
Je n’avais pas envie de m’unir de façon permanente à une autre femme. Les idées de Victoria selon lesquelles les mœurs de la cité devaient finalement amener l’échec de toute union me semblaient plus pertinentes chaque fois que j’y songeais.
Les premières femmes transférées arrivaient maintenant à la ville et l’on me dit qu’en qualité d’homme non marié, je pouvais en choisir une comme compagne provisoire. Je résistai d’abord à cette idée, parce qu’elle me répugnait, à parler franc. Il me semblait qu’une liaison même purement charnelle devait entraîner un certain partage d’émotions. Mais chaque fois que je me trouvais en ville, ainsi que d’autres hommes libres, on nous encourageait à lier connaissance avec les filles, dans une salle de loisirs réservée à cet usage. Je jugeais ces réunions embarrassantes et humiliantes, au début, puis je m’y habituais et mes inhibitions finirent par disparaître.
Avec le temps, une fille appelée Dorita et moi nous découvrîmes des goûts communs. Bientôt on nous attribua un logement privé. Bien des choses nous séparaient, mais ses efforts pour parler l’anglais étaient charmants et elle paraissait aimer ma compagnie. Elle fut bientôt enceinte et entre mes missions topographiques, j’observais les progrès de sa grossesse.
Si lents, si incroyablement lents.
Je finis par m’irriter de plus en plus de la marche d’escargot de la ville. Selon mon échelle temporelle subjective, deux cent cinquante à trois cents kilomètres s’étaient écoulés depuis que j’étais devenu membre de la guilde du Futur. Pourtant la ville était toujours en vue des collines que nous avions franchies à l’époque des attaques.
Je fis une demande de transfert à une autre guilde. Malgré la vie facile du futur, j’avais l’impression que le temps fuyait mortellement pour moi. Je travaillai durant quelques kilomètres avec la guilde de la Traction et ce fut pendant cette période que Dorita accoucha. Des jumeaux : garçon et fille. Il y eut des fêtes… mais je m’aperçus que la vie de la ville me contrariait encore sous un autre aspect. J’avais travaillé avec Jase qui en un temps avait été plus âgé que moi de plusieurs kilomètres. À présent, il était plus jeune et il ne nous restait que peu de choses en commun.
Après la naissance des enfants, Dorita quitta la ville et je rejoignis ma propre guilde.
Comme tous les Futurs de la guilde que j’avais connus pendant mon apprentissage, je devenais un inadapté social. Je préférais ma propre compagnie et savourais ces heures volées dans le nord. Entre les murs, j’étais mal à l’aise. Je m’intéressais maintenant au dessin, mais je n’en parlais guère. J’accomplissais le travail de la guilde le plus vite et le mieux possible, puis je m’en allais tout seul dans le monde du nord, prenant des croquis, m’efforçant de traduire par des dessins au trait l’impression d’un pays où le temps s’arrêtait presque.
J’observais de loin la cité et la voyais comme étrangère, étrangère à ce monde, et même à moi. Kilomètre après kilomètre, elle se traînait, sans jamais trouver, ni même chercher, un lieu de repos définitif.
QUATRIÈME PARTIE
1
Elle attendait sous le porche de l’église pendant que la discussion se poursuivait à l’autre bout de la place. Derrière elle, dans l’atelier provisoire, le prêtre et deux aides travaillaient patiemment à restaurer la statue en plâtre de la Vierge Marie. L’église était fraîche, et, malgré le plafond en partie écroulé, propre et reposante. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû se trouver là, mais c’était l’instinct qui l’avait poussée vers l’intérieur à l’arrivée des deux hommes.
Elle les observait pendant qu’ils parlaient avec animation à Luiz Carvalho, qui s’était nommé lui-même chef du village, et à une poignée d’autres hommes. En d’autres temps, le prêtre aurait peut-être assumé la responsabilité de la communauté, mais le père Dos Santos était un nouveau venu, tout comme elle-même.
Les hommes étaient venus à cheval par le lit desséché du cours d’eau, laissant paître leurs montures pendant qu’ils discutaient. Elle était trop loin pour entendre les mots échangés, mais il lui semblait bien qu’un marché était en cours. Les hommes du village s’exprimaient avec volubilité, affectant de ne pas être intéressés, mais elle savait que si leur attention n’avait pas été retenue, ils n’auraient pas continué à bavarder. Elle, c’étaient les cavaliers qui l’intéressaient. Il était clair qu’ils n’appartenaient à aucun des villages des environs. Leur apparence contrastait de façon frappante avec celle des villageois. Chacun d’eux portait une cape noire, un pantalon bien ajusté et des bottes de cuir. Leurs chevaux avaient des selles, ils étaient visiblement bien soignés et bien que leurs larges fontes fussent lourdement chargées de matériel, ils ne manifestaient aucune fatigue. Pas un cheval de la région n’était en aussi bonne condition.