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Le papier I.B.M. comportait aussi son mystère. À sa connaissance, il n’y avait qu’un seul ordinateur dans un rayon d’un millier de kilomètres à la ronde, elle savait où il était et à quoi il servait. Il n’utilisait pas de papier à téléimprimer et ce n’était certainement pas un I.B.M. Elle connaissait les I.B.M., quiconque avait appris des rudiments d’informatique en avait entendu parler, mais I.B.M. n’avait fabriqué aucune machine depuis la Catastrophe. Sans nul doute, celles qui étaient restées intactes, sinon en état de fonctionner, se trouvaient dans les musées.

Enfin, le marché proposé par les hommes qui étaient venus en visite au village avait été une surprise totale, du moins pour elle. Néanmoins, en se souvenant de l’expression de Luiz après son premier entretien avec eux, elle se dit qu’il avait eu dès le début au moins une idée de ce que les autres désiraient en guise de paiement.

Restait à trouver un lien entre tous ces éléments épars. Elle savait que les hommes venus au village étaient originaires du même endroit que Helward, et que la conduite de ce dernier était liée d’une façon ou d’une autre avec ce marché.

Restait la question de son intérêt personnel.

Théoriquement le village et ses habitants étaient placés sous sa responsabilité et sous celle de Dos Santos. Le quartier général avait pour fonction essentielle de surveiller la remise en état d’un grand port sur la côte… le village même n’avait reçu qu’une fois la visite d’un des directeurs.

En principe, Elisabeth était aux ordres de Dos Santos, mais c’était un homme de la région qui avait été en un temps l’un des quelque cent étudiants formés en hâte à la faculté de théologie du gouvernement pour tenter de ramener la religion dans les régions éloignées. La religion était l’opiat traditionnel de ces pays et le milieu gouvernemental accordait une haute priorité au travail des missionnaires. Toutefois les réalités parlaient d’elles-mêmes : l’œuvre de Dos Santos exigerait des années et durant les premières, il aurait à remonter une pente difficile pour rétablir l’Église dans son rôle de directrice sociale et spirituelle de la communauté. Les villageois le toléraient mais c’était à Luiz qu’ils prêtaient attention et, dans une certaine mesure, à elle-même.

Inutile de chercher conseil auprès du quartier général : les hommes qui le composaient étaient dévoués, mais encore trop gênés par leurs connaissances théoriques et la nouveauté du travail. L’échange de femmes contre de la nourriture ne rentrait pas dans le cadre de leur savoir.

S’il y avait des décisions à prendre, c’était à elle qu’elles incomberaient.

Et la décision ne lui vint pas rapidement. Durant toute la longue et chaude nuit, elle fit de son mieux pour peser le pour et le contre, les risques et les avantages, et, prise sous n’importe quel angle, la voie qu’elle choisit lui parut la seule bonne.

Elle se leva de bonne heure et se rendit chez Maria. Il fallait faire vite… les hommes avaient annoncé qu’ils arriveraient peu après le lever du soleil.

Maria était éveillée car son bébé pleurait. Elle était au courant du marché passé la veille et elle questionna Elisabeth à ce sujet.

— Nous en parlerons une autre fois, répondit Elisabeth. Pour le moment, je voudrais échanger mes vêtements contre les vôtres.

— Mais les vôtres sont tellement plus beaux…

— Je voudrais quelques-uns des vôtres… pour jouer un tour à un ami. N’importe quoi fera l’affaire.

Maria dénicha un choix de vêtements grossiers et les étala devant Elisabeth. Ils étaient usés et n’avaient probablement jamais connu l’eau et le savon. Du point de vue d’Elisabeth, ils étaient parfaits. Elle choisit une jupe ample en haillons, et une chemise vaguement blanche qui avait dû appartenir à un des hommes. Elle se débarrassa de ses propres vêtements et mit ceux de Maria qui lui dit :

— Mais vous ressemblez à une villageoise…

— Exact.

Elisabeth examina ensuite le bébé qui pleurait ; ce n’était qu’une petite crise de colique. Elle expliqua à Maria ce qu’elle devait faire pour que l’enfant ne souffre pas. Maria, comme toujours, feignit d’écouter. Elle oublierait tout dès qu’Elisabeth aurait le dos tourné. N’avait-elle pas déjà élevé trois enfants ?

Pieds nus dans la poussière de la rue, Elisabeth se demandait si elle passerait vraiment pour une femme du village. Elle secoua sa chevelure longue et brune. Elle était très hâlée. Elle s’efforça de modifier son allure pour cacher le fait qu’elle paraissait – et était – mieux nourrie que les villageoises.

Un petit groupe était déjà en attente devant l’église et d’autres arrivaient de minute en minute. Luiz, au centre de tout, cherchait à convaincre quelques femmes qui n’étaient venues que par curiosité. Près de lui se tenaient plusieurs filles, les plus jeunes et les plus séduisantes du village. Elisabeth le constata avec écœurement. Quand elle rejoignit le groupe, elle en avait compté dix.

Luiz la reconnut immédiatement :

— Menina Khan…

— Luiz, quelle est la plus jeune d’entre elles ?

Il parut hésiter, aussi en repéra-t-elle une qui n’avait pas plus de quatorze ans, elle le savait.

— Léa, lui dit-elle, retourne près de ta mère. J’irai à ta place.

Sans surprise, sans protester, la jeune fille s’éloigna. Luiz regarda longuement Elisabeth et haussa les épaules. L’attente ne fut pas longue. Au bout de quelques minutes, trois hommes à cheval apparurent, menant chacun un autre animal par la bride. Les six chevaux étaient lourdement chargés et, sans cérémonie, les cavaliers mirent pied à terre et déballèrent les produits qu’ils avaient apportés.

Luiz observait attentivement la scène. Elisabeth entendit un des hommes lui dire :

— Nous reviendrons dans deux jours avec le reste. Voulez-vous que l’on exécute les travaux à l’église ?

— Non… nous n’en avons pas besoin.

— Comme vous voudrez. Désirez-vous modifier certaines clauses de notre marché ?

— Non. Nous sommes satisfaits.

— Bien.

L’étranger se tourna pour faire face aux villageois qui assistaient à la transaction. Il leur parla comme à Luiz, dans leur propre langue, mais avec un accent prononcé :

— Nous nous sommes efforcés d’être hommes de parole et de bonne volonté. Certains d’entre vous ne sont peut-être pas d’accord avec nos conditions d’échange, mais nous vous demandons de la compréhension. Les femmes que vous nous permettez de vous emprunter seront bien soignées et n’auront en aucun cas à se plaindre de notre traitement. Nous sommes tout aussi intéressés que vous à leur santé et à leur bonheur. Nous ferons en sorte qu’elles vous reviennent dès que possible. Je vous remercie.

La cérémonie était terminée. Les hommes offrirent leurs chevaux aux femmes pour le voyage. Deux filles prirent une même monture, cinq autres se répartirent les bêtes restantes. Elisabeth et les deux dernières décidèrent d’aller à pied. La petite troupe quitta le village.

6

Pendant tout le trajet, Elisabeth resta silencieuse. Les trois hommes conversaient en anglais, pensant qu’aucune des filles ne les comprenait. Elisabeth tendait l’oreille dans l’espoir d’apprendre quelque chose d’intéressant, mais elle n’entendait guère que plaintes sur la chaleur, le manque d’ombre et la longueur du voyage.

La prévenance des hommes à l’égard des femmes paraissait assez sincère. À peu près toutes les heures, ils faisaient halte et les femmes chevauchaient tour à tour. Aucun des hommes ne monta une seule fois et Elisabeth en vint à comprendre leurs plaintes. Si, comme l’avait dit Helward, leur destination était à quarante kilomètres de distance, c’était une longue marche par une journée brûlante.