Elle se trouvait prise entre deux réalités, la sienne propre, et celle de Helward. Si proches qu’ils fussent, il ne pouvait y avoir de contact entre eux. Il lui restait encore à découvrir le pourquoi de la situation, mais tout comme la courbe dessinée par Destaine pour donner une idée de la réalité telle qu’il la percevait, plus elle se rapprochait de Helward dans un sens, plus elle s’en éloignait dans l’autre. Elle s’était en quelque sorte immiscée dans un drame où une forme de logique s’écroulait devant une autre et elle se sentait incapable de résoudre le problème.
Persuadée de la sincérité de Helward et de l’existence évidente de la cité ainsi que de ses habitants – et plus encore de la réalité apparemment étrange des concepts sur lesquels ils avaient fondé leur survie – elle ne parvenait pas à éliminer de son esprit la contradiction fondamentale. Cette ville et son peuple existaient bien sur la Terre – la Terre telle qu’elle la connaissait – et quoi qu’elle vît, quoi que pût dire Helward, il n’y avait pas à en sortir. Les preuves du contraire étaient absurdes.
Et quand les deux réalités se confrontaient, c’était l’impasse.
Elisabeth lui annonça :
— Je quitte la ville demain.
— Alors venez avec moi. Je retourne dans le nord.
— Non. Il faut que je regagne le village.
— Celui où l’on a marchandé les femmes.
— Oui.
— Je vais justement par là. Nous chevaucherons ensemble.
Encore une impasse : le village était au sud-ouest de la cité. Elle ne fit pas d’observation.
— Pourquoi êtes-vous venue à la ville. Lise ? lui demanda-t-il. Vous n’êtes pas de la région.
— Je désirais vous voir.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Vous m’avez effrayée, mais j’ai vu d’autres hommes, semblables à vous, qui commerçaient avec les villageois. Je voulais savoir ce qui se passait. Maintenant, je le regrette… parce que vous me faites toujours peur.
— Pourtant je ne me mets pas en colère ?
Elle éclata de rire… et se rendit compte que c’était la première fois depuis son arrivée dans la ville.
— Non, bien sûr, dit-elle. C’est plutôt… je ne sais comment vous dire. Tout ce que je connaissais est différent ici. Il doit bien y avoir une raison… une raison réelle, d’ordre physique. Une part de tout cela pourrait n’exister que dans l’esprit, mais pas tout. Nous sommes sur la même planète, qui s’appelle Terre… cela, je le sais. Mais la cité — pas même la cité – ne peut constituer le but unique de toute existence humaine. Dans notre propre monde, des millions d’autres choses ont de l’importance, et si la nécessité de survivre est sans nul doute une impulsion, elle n’est sûrement pas la principale. J’ai voyagé hors de la ville, Helward, très loin d’elle. Quoi que vous puissiez en penser, ce lieu ne constitue pas le centre de l’univers.
— Il l’est, affirma-t-il. Parce que si jamais nous cessions de le croire, nous mourrions tous.
8
Quitter la ville ne souleva aucune difficulté pour Elisabeth. Elle descendit aux écuries avec Helward et un autre homme qu’il lui présenta sous le nom de Futur Blayne. Ils prirent trois chevaux et partirent dans la direction que Helward appelait le nord. De nouveau elle douta de son sens de l’orientation – en examinant la position du soleil, la direction était en vérité le sud-ouest – mais elle n’en dit encore rien. Elle était déjà si bien habituée à l’opposition de Helward à ce qu’elle considérait comme logique qu’il était inutile de débattre de son attitude ou de la situation de la ville. Elle se contenterait d’accepter les vues de la cité – même sans les comprendre.
À la sortie, Helward lui montra les énormes galets sur lesquels reposait la structure et lui expliqua que le mouvement en avant était si lent qu’il devenait presque imperceptible. Néanmoins, lui affirma-t-il, la cité se déplaçait d’environ un kilomètre tous les dix jours. Vers le nord… ou vers le sud-ouest, si elle préférait.
Le voyage dura deux jours. Helward et Futur Blayne échangeaient des idées auxquelles elle ne trouvait guère de sens. Elle sentait qu’elle avait absorbé trop de notions nouvelles et ne pouvait plus rien assimiler.
Au soir du premier jour, ils passèrent à moins d’un kilomètre de son village et elle dit à Helward qu’elle désirait s’y rendre.
— Non, venez avec nous. Vous pourrez y retourner ensuite.
— Je désire rentrer en Angleterre. Je pense pouvoir vous venir en aide.
— Vous devriez d’abord voir cela.
— Quoi donc ?
— Nous ne savons pas trop, dit Blayne. Helward croit que vous pourriez nous l’expliquer.
Elle discuta un moment encore, puis les accompagna.
Elle fut surprise de toujours céder si facilement à leurs sollicitations. Peut-être était-ce qu’elle parvenait à s’identifier à certains de ces gens. À l’intérieur de la ville, la société était curieusement civilisée, évoluant dans un pays dévasté par l’anarchie depuis des générations. Même pendant les quelques semaines qu’elle avait passées au village, l’attitude des paysans, leur léthargie évidente, leur incapacité de faire face à la moindre difficulté avaient sapé sa volonté de se montrer à la hauteur de sa tâche. Mais les habitants de la ville de Helward étaient d’une autre trempe. Ils représentaient à l’évidence une communauté insolite qui avait d’une manière ou d’une autre réussi à se conserver pendant la Catastrophe et qui vivait à présent comme si rien n’avait changé. Mais les fondements d’une société solide : discipline, conscience d’une finalité, compréhension de son identité, étaient là, malgré les énormes distorsions entre l’intérieur et l’extérieur.
De son propre chef, elle s’était mêlée des affaires de leur communauté. Plus tard, il lui faudrait faire face aux conséquences de son abandon du village… elle pourrait toujours justifier son absence temporaire par le désir de savoir où on emmenait les femmes… mais elle avait le sentiment qu’il lui fallait désormais aller jusqu’au fond des choses. Finalement, un organisme officiel devrait bien entendu réadapter les habitants de la cité, mais jusqu’alors elle serait personnellement impliquée.
Ils passèrent la nuit sous la toile. Les hommes lui offrirent galamment l’une des deux seules tentes. Toutefois, avant de se coucher, ils passèrent un long moment à bavarder.
Il était clair que Helward avait parlé d’elle à Blayne et lui avait dit combien elle différait – à ses yeux – aussi bien des gens de la cité que des habitants des villages.
Blayne s’adressa à elle directement avant qu’elle se retire et Helward resta à l’écart. Peu à peu Blayne lui confirma ce qu’elle avait déjà appris. Destaine et sa Directive, la ville et la nécessité de la traction… et il aborda la question de la forme du monde. Elle avait appris aussi à ne pas disputer le point de vue de la ville, aussi se contenta-t-elle d’écouter.
Quand elle finit par se glisser dans le sac de couchage, elle était épuisée après la longue chevauchée de la journée, mais le sommeil ne lui vint que lentement. Les positions réciproques s’étaient durcies.
La foi en sa propre logique n’était pas ébranlée, mais elle comprenait mieux celle des gens de la cité. Ils vivaient, lui avait dit Blayne, sur un monde où les lois de la nature n’étaient pas celles de la Terre. Elle était prête à le croire… ou plutôt, à croire à sa sincérité.
Ce n’était pas le monde extérieur qui était différent, mais la perception qu’ils en avaient. Comment changer cela ?
En sortant de la zone boisée, le trio s’engagea dans une région de broussailles. Pas de pistes, aussi la marche était-elle ralentie. Un vent frais soufflait avec régularité.