Progressivement la végétation fit place à une herbe dure, poussant dans un sol sablonneux. Les hommes étaient silencieux. En particulier, Helward, les yeux fixés droit devant lui, laissait sa monture choisir sa route.
Elisabeth constatait qu’un peu plus loin toute végétation cessait et quand ils franchirent une crête de sable sec et de gravier, ils ne virent plus que quelques dunes entre eux et la plage. Son cheval, qui avait déjà senti l’air salin, répondit rapidement aux pressions de ses talons et prit le trot. Puis, durant quelques minutes elle se laissa aller au plaisir de galoper en liberté au bord de la mer, s’emplissant les poumons de vent marin.
Helward et Blayne l’avaient suivie sur la plage et maintenant, à côté de leurs montures, contemplaient les eaux.
Elle revint vers eux et mit pied à terre.
— Cela s’étend-il à l’est et à l’ouest ? demanda Blayne.
— Aussi loin que j’ai pu voir. Il n’y a aucun moyen de contourner l’eau.
Blayne prit une caméra dans une de ses fontes, la brancha sur les batteries et effectua un lent panoramique.
— Il va falloir procéder à des relevés topographiques à l’est et à l’ouest, dit-il. Il serait impossible de franchir cette étendue d’eau ici.
— On ne distingue pas de rive opposée.
Blayne fronça les sourcils :
— Ce sol ne me plaît pas. Il faudra faire venir les bâtisseurs de ponts. Je ne pense pas que ce sable puisse supporter le poids de la ville.
— Il doit « bien y avoir un moyen.
Les deux hommes n’accordaient pas la moindre attention à Elisabeth. Helward dressa un petit instrument monté sur un trépied, avec une carte concentrique suspendue par des agrafes au-dessous de l’axe central. Il accrocha un fil à plomb au-dessus de la carte et releva des chiffres.
— Nous sommes très loin de l’optimum, finit-il par déclarer. Nous avons tout notre temps. Cinquante kilomètres… presque une année en temps de la cité. Pensez-vous que ce soit possible ?
— Un pont ? Ce serait toute une affaire. Il nous faudrait plus d’hommes que nous n’en avons pour le moment. Que vous ont dit les Navigateurs ?
— Voyez mon rapport. Vous l’avez lu ?
— Oui. Je vois bien que je n’ai rien à y ajouter.
Helward contempla encore quelques secondes l’étendue d’eau, puis il parut se rappeler soudain la présence d’Elisabeth. Il se tourna vers elle.
— Qu’en dites-vous ?
— De ceci ? Que voulez-vous que je vous dise ?
— Parlez-nous de notre façon de percevoir, répondit Helward. Dites-nous qu’il n’y a pas de rivière devant nous.
— Ce n’est pas une rivière, fit-elle.
Helward regarda Blayne.
— Vous l’avez entendue, n’est-ce pas ? C’est uniquement dans notre imagination !
Elisabeth se détourna en fermant les yeux. Elle ne se sentait plus la force de confronter les deux aspects du monde.
La brise la glaçait, aussi s’entoura-t-elle d’une couverture pour regagner la crête sablonneuse. Quand elle se retourna, les hommes ne lui prêtaient plus attention. Helward avait planté un autre instrument et prenait les notes qu’il transmettait à Blayne en criant. Sa voix était coupée par le vent. Ils travaillaient sans hâte, minutieusement, chacun d’eux contrôlant les relevés de l’autre à chaque mesure. Au bout d’une heure, Blayne remballa une partie de son matériel dans ses tontes et partit à cheval le long de la côte en direction du nord. Helward le suivait des yeux et toute son attitude trahissait un désespoir écrasant.
Elisabeth l’interpréta comme une petite faille dans la barrière qui les séparait. Tout en serrant la couverture autour d’elle, elle redescendit vers lui à pied dans la dune.
— Savez-vous où vous êtes ? lui demanda-t-elle.
Il ne bougea pas.
— Non, répondit-il. Nous ne le saurons jamais.
— Vous êtes au Portugal. C’est le nom de ce pays. Il se trouve en Europe.
Elle se déplaça pour voir son visage. Un instant il la regarda, mais ses yeux étaient vides. Il secoua la tête et s’en alla vers son cheval. La barrière entre eux était intacte.
Elisabeth revint près de sa propre monture, l’enfourcha et la mena un temps sur la plage ; puis elle revint vers l’intérieur, en direction des bureaux du quartier général. Au bout de quelques minutes, le bleu trouble de l’Atlantique disparut derrière elle.
CINQUIÈME PARTIE
1
L’orage gronda toute la nuit et aucun d’entre nous ne put beaucoup dormir. Notre camp était à un kilomètre du pont et le fracas des vagues nous parvenait comme un rugissement étouffé, presque éteint par le vent hurlant. En imagination, nous entendions les poutres éclater pendant les courtes accalmies.
Le vent tomba vers l’aube, et il devint possible de dormir. Mais pas longtemps car peu après le lever du soleil, la cuisine était en train et on nous servit à déjeuner. Pendant le repas, personne ne parla. Il ne pouvait y avoir qu’un unique sujet de conversation et personne ne désirait l’aborder.
Nous partîmes vers le pont. Nous n’avions parcouru qu’une cinquantaine de mètres quand l’un de nous montra du doigt un morceau de poutre rejeté sur la côte. Sombre présage et, comme nous devions le constater, présage juste. Il ne restait rien du pont, sinon les quatre piles principales, plantées en sol résistant en bordure de l’eau.
Je jetai un coup d’œil à Lerouex, chef des travaux pour cette équipe.
— Il nous faut encore du bois, dit-il. Échanges Norris, prenez trente hommes et commencez à abattre des arbres. J’attendis la réaction de Norris. De tous les hommes de guilde sur les lieux il avait le plus rechigné au travail et s’était longuement et vivement plaint durant les premiers jours. Maintenant, il ne se rebellait plus… nous avions tous passé ce stade. Il fit simplement un signe d’acquiescement, rassembla un groupe et repartit vers le camp pour prendre les outils de bûcheron.
— Alors on recommence, dis-je à Lerouex.
— Naturellement.
— Celui-ci sera-t-il assez solide ?
— Oui, si nous le construisons bien.
Il se détourna pour donner des ordres en vue de dégager l’emplacement. À l’arrière-plan, les vagues encore énormes après la tempête venaient se briser contre la côte.
On travailla tout le jour et au soir, l’emplacement était net. Norris et ses hommes avaient apporté quatorze troncs d’arbres. Le lendemain, nous pourrions recommencer à bâtir.
Dans la soirée, j’allai trouver Lerouex. Il était assis sous la tente, paraissant examiner ses plans pour le pont, mais en réalité son regard était vide.
Il ne parut pas satisfait de me voir, mais nous étions les deux « anciens » sur le chantier et il savait que je ne venais pas sans raison sérieuse. Nous avions maintenant le même âge – en gros – car la nature de mon travail dans le nord m’avait fait passer de nombreuses années de temps subjectif. Il existait entre nous une gêne du fait qu’il était le père de mon ex-épouse et que nous étions devenus des contemporains. Nous n’avions ni l’un ni l’autre jamais fait allusion à l’affaire. Victoria elle-même n’avait guère que quelques kilomètres de plus que lors de notre mariage et le fossé entre nous était à présent si large que même nos souvenirs communs s’étaient perdus à jamais.
— Je sais ce que vous venez me dire, déclara-t-il. Que nous ne réussirons jamais à construire ce pont.
— Ce sera pour le moins difficile.