— Non. Impossible. C’est ça que vous voulez dire.
— Qu’en pensez-vous ?
— Je suis censé construire des ponts, Helward, et non penser.
— Boniment ! Et vous le savez !
— Bon. Mais quand il faut un pont, je le bâtis. Je ne pose pas de questions.
— Jusqu’à présent, vous aviez toujours une rive opposée.
— Cela ne change rien. Nous pouvons établir un pont flottant.
— Et quand nous serons au milieu du fleuve, où prendrons-nous le bois ? (Je m’assis en face de lui sans qu’il m’y eût invité.) D’ailleurs, vous avez fait erreur. Je ne suis pas venu vous voir à ce sujet.
— Alors ?
— La rive opposée… où est-elle ?
— Quelque part par là.
— Où ?
— Je l’ignore.
— Comment pouvez-vous savoir qu’il y en a une ?
— Il le faut.
— Alors, pourquoi ne la voyons-nous pas ? Nous nous éloignons de la rive à quelques degrés de la perpendiculaire, mais même ainsi, nous devrions la voir. La déviation…
— Est concave. Je sais. Croyez-vous que je n’y aie pas réfléchi ? En théorie nous sommes capables de voir jusqu’à l’infini. Mais la vapeur atmosphérique ? Même par une claire journée, quarante à cinquante kilomètres sont un maximum pour voir avec précision.
— Vous allez construire un pont de quarante kilomètres de long ?
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Je crois que tout ira bien. Pourquoi m’obstinerais-je, autrement ?
Je secouai la tête :
— Je ne vois pas.
— Savez-vous qu’on va me nommer Navigateur ? reprit-il. La dernière fois que je suis allé à la ville, il y a eu une longue conférence. Le sentiment général est que ces eaux pourraient n’être pas aussi larges qu’il le paraît. Rappelez-vous qu’au nord de l’optimum, les dimensions subissent une distorsion linéaire vers le nord, comme vers le sud. Il est évident que nous nous trouvons devant une traversée de grande longueur, mais la raison veut qu’il y ait un autre bord. Les Navigateurs estiment que lorsque le mouvement du sol aura entraîné notre point de franchissement jusqu’à l’optimum, nous devrions distinguer la rive opposée. D’accord, le bras d’eau sera peut-être encore trop large pour être franchi en toute sûreté… mais nous n’avons pas autre chose à faire qu’à attendre. Plus loin au sud nous entraîne le sol, plus le fleuve sera étroit. Il deviendra alors possible de bâtir un pont.
— C’est un risque fantastique, protestai-je. La force centrifuge pourrait…
— Je sais.
— Et que se passera-t-il si la rive opposée ne nous apparaît pas ?
— Il le faut, Helward.
— Vous savez bien qu’il existe une autre possibilité.
— J’ai entendu ce que racontent les hommes. Nous pourrions abandonner la ville et construire un navire. Jamais je n’approuverai une telle solution.
— Par fierté de guilde ?
— Non. (Il rougit.) Pour des raisons pratiques. Nous ne sommes pas en mesure de construire un vaisseau assez grand et assez sûr.
— Nous rencontrons les mêmes difficultés pour le pont.
— Je sais… mais nous connaissons les ponts. Qui dans la ville saurait concevoir un navire ? De toute façon, nos fautes nous sont un enseignement. Il nous suffit de continuer à construire jusqu’à ce que le pont soit assez solide.
— Et le temps fuit.
— À combien sommes-nous au nord de l’optimum ?
— Moins de vingt kilomètres.
— C’est-à-dire cent vingt jours du temps de la cité. Combien de temps avons-nous ici ?
— Subjectivement, environ deux fois autant.
— C’est amplement suffisant.
Je me levai et me dirigeai vers la sortie. Je n’étais nullement convaincu.
— À propos, dis-je encore. Mes félicitations pour votre nomination au rang de Navigateur.
— Je vous remercie. Au fait, votre nom a été également avancé.
2
Quelques jours plus tard, une nouvelle équipe vint nous relever, Lerouex et moi, et nous partîmes pour la ville. Le pont réparé était en bonne voie et l’humeur était à l’optimisme. Nous avions maintenant une plate-forme de dix mètres de long pour les poseurs de rails.
Les chevaux étant utilisés par les bûcherons, Lerouex et moi devions aller à pied. À l’intérieur, en retrait des eaux, le vent tomba et la température monta.
Nous avions couvert une certaine distance quand je demandai à Lerouex :
— Comment va Victoria ?
— Bien.
— Je ne la vois plus guère.
— Moi non plus.
Je décidai de ne pas en dire plus. Il était évident que le sujet l’embarrassait. Pendant les quelques derniers kilomètres, la nouvelle de la dangereuse traversée en perspective s’était inévitablement répandue parmi l’ensemble des citadins – chez les Terminateurs en particulier, dont Victoria était à présent un des meneurs. Ils formaient une faction particulièrement bruyante dans l’opposition. Ils prétendaient avoir de leur côté quatre-vingts pour cent des citoyens ordinaires et réclamaient plus fort que jamais l’arrêt de la cité. Depuis quelque temps, il m’avait été impossible d’assister aux réunions des Navigateurs, mais je croyais savoir que ce problème les inquiétait. Rompant encore une fois avec la tradition, ils avaient entrepris une deuxième campagne d’instruction des citadins concernant la véritable nature du monde, mais leurs explications plutôt obscures et abstraites n’avaient pas l’attrait élémentaire des slogans Terminateurs.
Ces derniers avaient déjà remporté une victoire psychologique. La majeure partie de la main-d’œuvre étant occupée à la construction du pont, la pose des voies incombait à une seule équipe et bien qu’elle fût en mouvement continu, la cité avait été dans l’obligation de ralentir. Elle se trouvait pour le moment à un kilomètre en arrière de l’optimum. La milice avait fait avorter une tentative des Terminateurs pour couper les câbles. Mais ce n’était pas de première importance. Le vrai danger, celui dont les Navigateurs avaient pleine conscience, c’était l’effritement du pouvoir politique traditionnel au sein de la ville.
Victoria, ainsi que les autres Terminateurs déclarés, accomplissaient encore nominalement des travaux d’intérêt général, mais il fallait peut-être voir l’indice de leur influence dans le retard pris par diverses tâches routinières. Officiellement, les Navigateurs attribuaient cela à la quantité inusitée d’hommes employés à la construction du pont, mais ils ne devaient pas être nombreux à s’illusionner sur les causes réelles.
Dans le milieu des guildes, la résolution restait unanime. On se plaignait souvent, on était en désaccord avec certaines décisions, mais dans l’ensemble on convenait qu’il fallait bâtir ce pont. Immobiliser la ville était impensable.
— Allez-vous accepter les fonctions de Navigateur ? demandai-je à Lerouex.
— Je crois. Je ne désire pas prendre ma retraite, mais…
— La retraite ? Il n’en est pas question.
— Devenir Navigateur signifie ne plus prendre une part active aux travaux de la guilde. Le Conseil croit qu’en faisant venir en son sein des hommes qui ont exercé une activité au-dehors, il acquerra davantage d’influence. Et à ce propos, c’est pour cela qu’ils voudraient vous avoir au Conseil.
— Mon travail, c’est dans le nord, répondis-je.
— Le mien également. Mais nous arrivons à un âge…
— Vous ne devriez pas songer à la retraite. Vous êtes le meilleur constructeur de ponts de la ville.
— On le dit. Personne n’a manqué de tact au point de remarquer que mes trois derniers ponts étaient ratés.