— Vous parlez de ceux qui ont été endommagés à ce nouveau point de franchissement ?
— Oui. Et celui que l’on commence sera emporté à la prochaine tempête.
— Vous disiez vous-même…
— Helward, je ne suis plus l’homme qu’il faut pour construire ce pont. Il y faut un sang neuf. Une nouvelle conception. Peut-être un navire serait-il la solution.
Je comprenais ce que cet aveu signifiait pour lui. La guilde des Bâtisseurs de Ponts était la plus fière de la ville. Jamais encore un pont n’avait été manqué.
Nous poursuivîmes notre chemin.
J’étais à peine arrivé en ville que l’impatience me prit de retourner dans le nord. L’atmosphère qui régnait me déplaisait – on eût dit que les gens avaient remplacé l’ancien système de maintien du secret des guildes par un aveuglement volontaire devant la réalité. On lisait partout les slogans des Terminateurs et les couloirs étaient jonchés de tracts imprimés. Les habitants parlaient du pont avec frayeur. Les hommes d’équipe venus au repos racontaient que l’on construisait un pont en direction d’une côte invisible. Des rumeurs, sans doute propagées par les Terminateurs, prétendaient que les hommes mouraient par douzaines et que les tooks avaient repris leurs attaques.
Dans la Salle des Futurs, j’allai voir Clausewitz, devenu lui aussi Navigateur. Il me remit une lettre officielle du Conseil, nommant un parrain (Clausewitz) et un témoin (McMahon), me demandant de me joindre aux Navigateurs.
— Désolé, dis-je, mais je ne peux accepter.
— Nous avons besoin de vous, Helward. Vous êtes l’un de nos hommes les plus expérimentés.
— Peut-être. Mais on a besoin de moi pour le pont.
— Vous accompliriez du travail plus utile ici.
— Je ne le pense pas.
Clausewitz m’entraîna à l’écart pour me parler confidentiellement.
— Le Conseil organise un groupe de travail pour s’occuper des Terminateurs. Nous désirons que vous en fassiez partie.
— Comment voulez-vous vous en occuper ? En les faisant taire ?
— Non… nous devrons adopter un compromis, lis souhaitent abandonner définitivement la ville. Nous allons faire la moitié du chemin… et abandonner le pont.
Je n’en croyais pas mes oreilles.
— Je ne peux pas me ranger à cette idée, protestai-je.
— Nous allons construire un navire à la place. Pas très grand, pas aussi compliqué que la ville, et de loin. Mais juste assez grand pour nous transporter tous de l’autre côté. Ensuite nous reconstruirons la ville. Je lui rendis la lettre et me détournai.
— Non, dis-je. Et c’est mon dernier mot.
3
Je me préparai à quitter immédiatement la ville, décidé à retourner dans le nord pour procéder à une nouvelle étude de notre problème. D’autres topographes avaient confirmé que nous avions bien affaire à une rivière, ou plutôt un fleuve. Les rives ne se rejoignaient pas en un cercle ; il ne s’agissait pas d’un lac. Les lacs peuvent être contournés ; les rivières, il faut les franchir. Je me rappelais la seule observation optimiste de Lerouex : la rive opposée deviendrait peut-être visible quand le fleuve approcherait de l’optimum. Il me restait un ultime espoir. Si je parvenais à découvrir cette rive opposée, il n’y aurait plus aucun argument contre le pont.
Je marchais par la ville, me rendant compte que mes paroles et mes intentions m’engageaient concrètement. Je m’étais prononcé en faveur du pont, m’aliénant par là même l’instrument de sa réalisation : le Conseil. En un certain sens, j’étais livré à moi-même, à tous les niveaux. Si l’on envisageait un compromis avec les Terminateurs, je devrais tôt ou tard m’y ranger, mais pour le moment, la seule réalité concrète, c’était le pont, si improbable que fût sa construction.
Je me souvenais de ce que Blayne m’avait dit une fois. Il m’avait dépeint la cité comme une société fanatique, et j’avais mis en doute ses affirmations. Il prétendait que l’une des définitions du fanatique, c’était un homme qui continuait à lutter envers et contre tout, même une fois tout espoir perdu. La ville luttait envers et contre tout depuis l’époque de Destaine… Elle avait derrière elle onze mille kilomètres d’histoire écrite, et jamais elle n’avait triomphé facilement. Blayne avait affirmé qu’il était impossible à l’humanité de survivre dans ce milieu et pourtant la cité existait toujours.
Peut-être étais-je l’héritier de ce fanatisme, car j’avais maintenant l’impression d’être le seul à conserver le sens de la nécessité de survie de la ville. À mes yeux, la construction du pont la matérialisait, si désespérée que pût paraître la tâche.
Je rencontrai Gelman Jase dans un couloir. Il était à présent plus jeune que moi de bien des kilomètres subjectifs, parce qu’il ne s’était rendu que rarement dans le nord.
— Où vas-tu ? me demanda-t-il.
— Dans le nord. La ville n’a rien à m’offrir pour le moment.
— Tu ne vas donc pas à la réunion ?
— Laquelle ?
— Celle des Terminateurs.
— Tu y vas ?
Ma voix devait trahir ma désapprobation, car il était sur la défensive en me répondant :
— Oui. Pourquoi pas ? C’est la première fois qu’ils s’expriment ouvertement.
— Es-tu de leur avis ?
— Non, mais je tiens à savoir ce qu’ils ont à dire.
— Et s’ils te persuadent ?
— C’est peu probable.
— Alors pourquoi y aller ?
— As-tu donc l’esprit complètement fermé, Helward ? me demanda Jase.
J’allais protester, mais je me tus. C’était exact.
— Ne crois-tu pas à la possibilité d’autres points de vue ? insista Jase.
— Si. Mais il n’y a pas à discuter de la question du pont. Ils sont dans l’erreur et tu le sais aussi bien que moi.
— Le fait qu’un homme se trompe ne signifie pas qu’il soit idiot.
— Gelman, tu es descendu dans le passé. Tu sais ce qui s’y produit. Tu sais que la ville y serait entraînée par le mouvement du terrain. Il n’y a donc aucun doute sur la décision à prendre.
— Je sais. Mais ils ont l’appui du fort pourcentage de la population. Nous devons, les écouter.
— Ce sont les ennemis de la sécurité de la ville.
— D’accord… mais pour vaincre l’ennemi, on doit d’abord le connaître. Je vais à leur réunion parce qu’ils vont pour la première fois exposer leurs idées en public. Je veux savoir devant quoi je me trouve. Si nous devons traverser sur ce pont, ce sont les gens comme moi qui en auront la responsabilité. Si les Terminateurs ont une solution de remplacement, je veux les entendre. Sinon, je veux en être informé.
— Je vais dans le nord, dis-je.
Jase secoua la tête. On discuta encore un peu, puis on se rendit à la réunion.
Les travaux de reconstruction de la crèche avaient été interrompus depuis des kilomètres. Les décombres avaient été déblayés, laissant à nu la vaste base métallique de la ville, ouverte sur la campagne, de trois côtés. À la partie nord de cette zone, devant la masse de la ville, on avait effectué quelques réparations et les façades de bois constituaient un fond convenable pour les orateurs qui se plaçaient sur une petite estrade pour haranguer la foule.
Quand j’arrivai avec Jase, à la sortie du dernier bâtiment, pour m’engager sur l’espace libre, une foule considérable était déjà amassée. Je fus surpris de son importance, car la population résidente se trouvait fort réduite, du fait du grand nombre d’hommes recrutés pour travailler au pont. À première vue, il me parut y avoir trois ou quatre cents personnes autour de l’estrade.