— Je ne sais pas, dit Jase. Je ne l’ai jamais vu faire.
— Alors, avant de pouvoir immobiliser la cité, il vous faudra le découvrir.
Elisabeth recula et échangea quelques mots à voix basse avec Victoria. Un instant après, elle s’avança de nouveau.
— Votre réacteur n’en est pas un. À leur insu, ceux que vous appelez les membres de la Traction vous ont induits en erreur. Le réacteur ne fonctionne pas et n’a plus fonctionné depuis des milliers de kilomètres.
— Alors ? demande Blayne à Jase.
— Elle dit des idioties.
— Sais-tu ce qui l’alimente ?
— Non, souffla Jase. (Mais beaucoup parmi ceux qui nous entouraient tendaient l’oreille.) Notre guilde croit qu’il continuera à fonctionner indéfiniment sans que l’on s’en occupe.
— Votre réacteur n’en est pas un, répéta Elisabeth.
J’intervins :
— Ne l’écoutez pas. Le fait que nous ayons de l’électricité – du courant – signifie que le réacteur est en fonctionnement…
De l’estrade, Elisabeth lança :
— Écoutez-moi…
Elle se mit à nous raconter l’histoire de Destaine. J’écoutai tout comme les autres. Francis Destaine était un physicien qui vivait et travaillait en Angleterre, sur la planète Terre. C’était une époque où la Terre souffrait d’une pénurie terrible de courant électrique. Elisabeth en énuméra les raisons, qui découlaient avant tout du fait que les carburants fossiles étaient brûlés pour produire de la chaleur, convertie ensuite en énergie. Quand les gisements de carburants seraient épuisés, il n’y aurait plus d’énergie.
Selon Elisabeth, Destaine prétendait avoir découvert un moyen de produire de l’énergie en quantités apparemment illimitées, sans utiliser de carburant d’aucune sorte. La plupart des savants avaient jeté le discrédit sur ses travaux. Et avec le temps l’énergie extraite des carburants fossiles s’était épuisée et la planète Terre avait alors traversé une longue période connue sous le nom de la Catastrophe. Celle-ci avait mis fin à la civilisation hautement technologique qui avait dominé la Terre.
Elisabeth dit encore que les peuples de la Terre commençaient maintenant à reconstruire leur monde et que les travaux de Destaine y jouaient un rôle important. Son procédé, tel que décrit au début, était rudimentaire et dangereux, mais une formule plus évoluée, trouvée par la suite, s’était révélée pratique et son application avait été couronnée de succès.
— Mais qu’est-ce que tout cela peut nous faire quand il s’agit d’immobiliser la ville ? cria quelqu’un.
— Écoutez, répondit Elisabeth.
Destaine avait inventé un générateur qui créait un champ artificiel d’énergie, lequel, à proximité d’un autre champ analogue, déterminait un écoulement d’électricité. Les premiers opposants avaient fondé leurs critiques sur le fait que cette invention n’avait aucune utilité pratique, puisque les deux générateurs consommaient plus d’électricité qu’ils n’en produisaient. Au début, Destaine n’avait pas trouvé d’appuis financiers ni de soutien intellectuel pour ses travaux. Même lorsqu’il prétendit avoir découvert un champ naturel – une fenêtre de translatération, comme il l’appelait – et être ainsi en mesure de produire son courant sans l’aide d’un second générateur, on n’y prêta aucune attention.
Il déclarait que cette fenêtre naturelle d’énergie en puissance se déplaçait lentement à la surface de la Terre, suivant une ligne qu’Elisabeth qualifia de grand cercle.
Destaine avait fini par trouver assez d’argent chez des financiers privés pour construire une station mobile de recherches. Avec un important groupe d’assistants qu’il avait embauchés, il était parti pour la province du Kouan-Toung dans le sud de la Chine, où, prétendait-il, existait la fenêtre naturelle de translatération.
— Et depuis, dit Elisabeth, on n’entendit jamais plus parler de Destaine.
Elisabeth répéta que nous étions sur la planète Terre et que nous ne l’avions jamais quittée… que la perception que nous en avions était déformée par le générateur de translatération qui, s’alimentant lui-même tant qu’il fonctionnait, continuait à produire le champ magnétique qui nous entourait.
Elle dit encore que Destaine n’avait pas tenu compte des effets secondaires dont l’avaient averti d’autres savants… par exemple que le champ de force pourrait modifier de façon permanente la perception et avoir ensuite des conséquences génétiques héréditaires.
Elle affirma que la fenêtre de translatération existait toujours sur la Terre et que bien d’autres avaient été découvertes.
Elle dit que celle trouvée par Destaine en Chine alimentait encore notre propre générateur.
Que, le long du grand cercle, elle avait traversé l’Asie et l’Europe. Que nous nous trouvions maintenant au bord extrême de l’Europe et que devant nous s’étendait un océan large de plusieurs milliers de kilomètres.
Elle dit encore… et les gens l’écoutaient…
Elle acheva son discours. Jase fendit la foule lentement pour s’approcher d’elle.
Je retournai vers la porte d’accès au reste de la ville. Je passai à quelques pas de l’estrade et Elisabeth m’aperçut.
Elle m’appela :
— Helward !
Je ne bronchai pas et me frayai un passage dans la foule vers l’intérieur de la ville. Je descendis un étage, pris le passage sombre sous la structure et émergeai de nouveau à la lumière du jour.
Je pris la direction du nord, marchant entre les voies et les câbles.
4
Une demi-heure après, j’entendis les pas d’un cheval et je me retournai. Elisabeth arriva à ma hauteur.
— Où allez-vous ? me demanda-t-elle.
— Je retourne au pont.
— Mais non. C’est inutile. La guilde de la Traction a débranché le générateur de champ.
Je lui désignai le soleil :
— Et ceci est maintenant une sphère ?
— Oui.
Je poursuivis mon chemin.
Elisabeth me répéta ce qu’elle m’avait déjà dit. Elle me supplia d’entendre raison. Elle insista, prétendant sans cesse que seule ma perception du monde était inexacte. Je gardai le silence.
Elle n’était pas descendue dans le passé. Elle ne s’était jamais éloignée de la ville que de quelques kilomètres au nord ou au sud. Elle n’avait pas été avec moi quand j’avais constaté les réalités de ce monde.
Était-ce ma seule perception qui avait changé les proportions physiques de Rosario et de Caterina ? Nos corps s’étaient noués dans l’étreinte sexuelle… je connaissais les effets réels de cette perception. Était-ce la perception du bébé qui lui avait fait rejeter le lait de Rosario ? Était-ce encore ma seule façon de percevoir qui avait fait craquer les vêtements des femmes alors que leurs corps se déformaient en dessous ?
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit avant ce que vous venez de révéler dans la ville ? lui demandai-je.
— Parce qu’alors je ne le savais pas. Il fallait que je retourne en Angleterre. Et voulez-vous que je vous dise ? Personne en Angleterre n’était intéressé. J’ai cherché quelqu’un, n’importe qui, pour s’intéresser à vous et à votre ville… mais personne ne s’en souciait. Il se passe des tas de choses dans ce monde… des changements importants et passionnants interviennent. Personne ne veut entendre parler de la cité et de son peuple.