Mon retour si prompt à la cité m’avait inévitablement rappelé l’existence de Victoria. Le peu que j’avais vu d’elle lors de la cérémonie avait ajouté à ma curiosité. L’idée de repartir immédiatement déterrer de vieilles traverses ne me paraissait plus si attrayante – bien que j’eusse le sentiment qu’il valait mieux ne pas trop m’attarder loin de Malchuskin – et je décidai de chercher à voir Victoria.
Je quittai la salle de bains pour retourner à l’ascenseur, que je dus appeler au niveau où je me trouvais. Lorsqu’il arriva, je pus en étudier les commandes en détail. Je me livrai à des expériences.
Je montai d’abord au septième niveau, mais après une brève excursion dans les couloirs, je ne constatai guère de différence avec l’étage que je venais de quitter. Il en alla de même pour les autres, bien qu’il y eût une plus grande activité aux niveaux trois, quatre et cinq. Le premier niveau était en réalité le tunnel sombre situé sous la cité même.
Je remontai et redescendis plusieurs fois, m’apercevant qu’il y avait une distance d’une longueur surprenante entre le premier et le deuxième niveau. Toutes les autres distances étaient courtes. Je laissai l’ascenseur au deuxième niveau avec l’intuition que j’y trouverais la crèche. D’ailleurs, si je m’étais trompé, je poursuivrais mes recherches à pied.
En face de l’ascenseur s’amorçait un escalier qui descendait jusqu’à un couloir transversal. Je me souvenais vaguement de l’avoir remarqué lorsque Bruch m’avait conduit à la cérémonie. Je parvins rapidement à la porte qui menait à la crèche.
Une fois à l’intérieur, je refermai le battant avec ma clé de guilde. Je me rendis compte que, jusqu’à cet instant, mes mouvements avaient été empreints de crainte et de prudence, mais à présent je me sentais chez moi. Je dévalai les marches et longeai le petit couloir de la section que je connaissais si bien. Cela différait du reste de la ville, et l’odeur n’était pas la même. Je retrouvai les graffiti familiers, les noms gravés par des générations d’enfants avant moi, la vieille peinture brune, les revêtements de sol usés, les portes sans serrure des chambrettes. La force de l’habitude m’entraîna droit vers la mienne. J’entrai. Rien n’avait été changé. Le lit était fait et la pièce montrait un, ordre qui n’y avait jamais régné quand je l’occupais régulièrement. Cependant mes rares possessions étaient toujours à leur place. De même que celles de Jase, d’ailleurs, bien qu’il n’y eût pas trace de sa personne.
J’examinai encore une fois les lieux, puis je regagnai le couloir. Le but de ma visite était rempli : je n’en avais eu aucun. Je me dirigeai vers les diverses salles où l’on nous dispensait l’enseignement. Des bruits étouffés me parvenaient de derrière les portes. Par les vitres circulaires ménagées dans les battants, j’apercevais les classes en cours. Récemment encore, j’étais là. Dans une salle, je vis mes récents condisciples – dont certains se dirigeaient sans doute vers l’apprentissage d’une guilde du premier ordre, comme moi, tandis que la plupart occuperaient des postes administratifs dans la ville. J’eus la tentation d’entrer et de laisser leurs questions s’abattre sur moi, sans m’émouvoir, tout en maintenant un silence mystérieux.
Il n’y avait aucune ségrégation des sexes à la crèche et dans les salles de classe. Je cherchais en vain à apercevoir Victoria. Quand j’eus inspecté toutes les pièces, je me rendis dans la zone commune : le réfectoire (où le bruit de fond annonçait la préparation du repas de midi), le gymnase (désert), et le petit espace à ciel ouvert qui ne permettait de voir qu’un pan de bleu. Je me rendis dans la salle commune, seul endroit de toute la crèche consacré à la récréation. Il y avait là quelques garçons aux côtés desquels j’étudiais encore quelques jours auparavant. Ils bavardaient entre eux, mais dès qu’ils me virent, leur attention se porta sur moi. Précisément le genre de situation que j’avais eu la tentation de créer quelques secondes plus tôt.
Ils désiraient savoir à quelle guilde je m’étais inscrit, ce que je faisais, ce que j’avais vu. Que se passait-il quand on atteignait sa majorité ? Qu’y avait-il hors de la crèche ?
Chose étrange, je n’aurais su répondre à la plupart de leurs questions, même si j’avais pu violer mon serment. Bien que j’eusse fait bien des choses en deux jours, je restais encore étranger à tout ce que j’avais vu.
Je me surpris – comme l’avait fait Jase – à cacher le peu que je savais derrière un barrage de secret et d’humeur morose. Visiblement, les gars furent déçus et bien que leur intérêt n’eût en rien diminué, ils cessèrent bientôt de me questionner.
Je quittai la crèche au plus vite, puisque de toute évidence Victoria n’y était plus.
Au moyen de l’ascenseur, je regagnai la zone sombre sous la masse de la cité et me dirigeai vers la clarté solaire, marchant entre les voies. Malchuskin était en train d’exhorter ses manœuvres réfractaires à décharger la draisine de ses rails et de ses traverses. Il remarqua à peine mon retour.
5
Les jours s’écoulaient lentement. Je ne retournai pas à la ville.
J’avais compris l’erreur commise en me livrant avec un enthousiasme exagéré au labeur purement physique de la dépose des voies. Je décidai de me conformer à l’attitude de Malchuskin et de me borner à surveiller le travail des hommes de peine. Je ne leur donnais un coup de main que de temps à autre. C’était toujours aussi fatigant et ennuyeux, mais mon corps profitait de l’exercice. Je me sentis bientôt en meilleure forme que jamais. Ma peau rougissait sous les rayons du soleil et bientôt l’effort physique ne me pesa plus autant.
Mon seul grief était notre régime invariable de produits synthétiques et l’incapacité de Malchuskin à parler de façon intéressante de notre contribution à la sécurité de la ville. Nous restions au travail jusque tard dans la soirée et nous dormions aussitôt après notre maigre repas.
Nous avions à peu près terminé les travaux au sud de la cité. Ils consistaient à démonter toutes les voies et à ériger quatre butoirs à égale distance des murs. Les voies que nous démontions étaient transportées de l’autre côté de la ville, au nord, où on les reposait.
Malchuskin me demanda un soir :
— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
— Je ne sais pas trop.
— En journées ?
— Oh… sept.
J’avais voulu d’abord m’exprimer en kilomètres.
— Dans trois jours vous aurez un peu de congés. Vous passerez deux jours dans la ville, puis vous reviendrez pour un autre kilomètre.
Je lui demandai comment on pouvait calculer le passage du temps à la fois en journées et en distance.
— Il faut à la ville une dizaine de jours pour parcourir un kilomètre de distance, m’expliqua-t-il. En un an, elle en parcourt environ trente-six et demi.
— Mais la ville ne bouge pas !
— Pas pour le moment. Mais cela ne tardera pas. De toute façon, nous ne tablons pas sur son mouvement réel, plutôt sur le déplacement qu’elle aurait dû accomplir. Cela se fonde sur la position de l’optimum.
Je secouai la tête :
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— L’optimum, c’est la position idéale où devrait se trouver la cité. Pour s’y maintenir constamment, elle devrait se mouvoir d’environ un dixième de kilomètre par jour. C’est évidemment hors de question, alors nous déplaçons la ville vers l’optimum chaque fois que c’est possible.
— La cité a-t-elle jamais atteint l’optimum ?
— Pas que je me rappelle.
— Où est l’optimum en ce moment ?
— À peu près à trois kilomètres devant nous. C’est la moyenne. Mon père était sur les voies avant moi et m’a dit qu’ils se sont trouvés une fois à dix kilomètres de l’optimum. C’est le plus gros retard dont je n’aie jamais entendu parler.