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Jadis, nous avions une façon curieuse de fêter Noël, ma mère et moi. Nous nous enfermions chez nous. Je disposais sur le marbre de la desserte ma vieille crèche aux figurines de plâtre ébréchées. Nous dînions d’un poulet froid et d’une bouteille de champagne et nous passions la soirée à la lumière flageolante de grosses bougies qui resservaient parfois l’année suivante…

— Qu’est-ce que vous prenez ?

J’ai regardé le patron.

— Tu enlèveras le bec-de-cane « après » monsieur ! a lancé sa femme, la bouche pleine.

— Un marc !

Il m’a empli un verre à peine plus gros qu’un dé à coudre. Sur le comptoir d’étain deux étoiles de vin rouge m’ont rappelé les deux petites taches à la manche de Mme Dravet. J’ai pensé à sa hâte de les faire disparaître. Maintenant j’étais sûr qu’il s’agissait de sang. Cette idée me troublait.

J’ai payé et je suis parti sans boire mon marc. C’est seulement après quelques pas que j’ai pensé au petit verre.

Tout naturellement je suis retourné dans le refuge de la station d’autobus pour guetter la maison d’en face. Aucune voiture de police ne stationnait près des établissements Dravet. Les services de Police-Secours étaient-ils débordés cette nuit ? Pourquoi tardaient-ils ainsi ? Plus d’un quart d’heure s’était écoulé depuis que j’avais quitté l’appartement.

En arrivant chez Mme Dravet, alors que je tenais sa fille endormie dans mes bras, j’avais eu une fugace sensation d’angoisse. Il m’avait semblé franchir le seuil d’un labyrinthe mystérieux pour m’enfoncer dans d’étranges dédales sans lumière. Maintenant cette sensation revenait, plus forte, plus réelle.

Le grand portail noir avec ses lettres claires était comme la couverture d’un livre effarant qui aurait raconté l’histoire ténébreuse d’un couple.

Une femme seule avec son enfant la nuit de Noël. Un mari qui venait se tuer devant un sapin enrubanné.

Deux taches de sang sur une manche.

Un sujet de carton disparu de la branche d’un sapin…

Et un quatrième personnage : Moi ! Je jouais somme toute un rôle important : celui du témoin.

Un léger grincement m’a fait sursauter. Le portail de l’atelier s’ouvrait.

Mme Dravet, vêtue de son manteau d’astrakan, sortait de chez elle, tenant sa petite fille par la main.

6

LE SUBTERFUGE

Elle a tiré le lourd vantail derrière elles, en négligeant de fermer à clé ; puis elle a regardé à gauche et à droite un peu comme quelqu’un qui ne sait quelle direction adopter.

En réalité, je crois qu’elle me cherchait. Mon instinct m’a averti et je me suis plaqué dans l’angle du refuge. Elle redoutait de se trouver nez à nez avec moi. Désormais je ne pouvais plus que lui nuire par mon désir de l’aider.

La petite fille réveillée pleurnichait doucement en trottinant au côté de sa mère. Où allaient-elles ainsi ? Brusquement j’ai eu peur que Mme Dravet ait pris quelque funeste résolution. Peut-être était-ce la seule issue envisageable pour cette femme ? Peut-être en avait-elle assez de se débattre ? Au moment d’alerter Police-Secours, elle avait dû essuyer une défaillance.

Lorsque j’avais eu devant moi le cadavre d’Anna, il m’avait semblé à moi aussi que mon existence ne pouvait se poursuivre. J’avais voulu quitter la vie, en descendre comme on descend d’un véhicule en marche. Pour cela j’avais pris entre mes dents le canon encore fumant du revolver. L’odeur de la poudre m’avait suffoqué. Et je crois qu’une bonne quinte de toux seule m’avait empêché d’aller jusqu’au bout.

Les deux silhouettes s’éloignaient dans la nuit froide. Elles se dirigeaient du côté du centre. Loin devant elles, un halo lumineux nimbait le ciel de Paris. Je leur ai laissé prendre un peu d’avance avant de sortir du refuge pour les suivre.

Elles s’arrêtaient parfois. Mme Dravet se penchait sur son enfant pour lui parler. Puis elles se remettaient en route, d’une allure incertaine. La mère marchait lentement mais la petite fille devait malgré tout forcer ses enjambées.

Elles ont traversé une place vide, et brusquement, en voyant la masse d’une église aux vitraux illuminés, au bout de l’esplanade, j’ai compris que la jeune femme s’inspirait de mon conseil. Elle allait à la messe de minuit. Au lieu de mentir à la police, elle préparait une vérité solide. C’était beaucoup plus astucieux.

Lorsque à mon tour j’ai pénétré dans l’édifice, l’aigre sonnette de l’élévation retentissait. L’église était bondée et j’ai dû rester debout, près de la porte, au milieu d’un tas de gens recueillis. Toutes les têtes étaient inclinées. J’aurais voulu essayer de prier, moi aussi. Mais je ne pensais qu’à cette femme perdue dans la foule des fidèles.

Elle seule comptait. Elle jouait à cet instant une partie terrible et j’éprouvais de plus en plus le besoin de l’aider. Profitant de ce que les assistants étaient courbés par la ferveur, j’ai regardé autour de moi. Mme Dravet se trouvait à l’entrée de l’allée principale. Elle regardait l’autel où le prêtre élevait l’hostie et paraissait emplie d’une édifiante extase. À quoi pensait-elle à cet instant ? Avait-elle peur du danger suspendu au-dessus de sa tête ? Ou bien évoquait-elle ses amours avec Jérôme Dravet ? Que réclamait-elle à Dieu : le salut de son corps, ou celui de son âme ?

Les grandes orgues ont éclaté, vibrantes d’un souffle inépuisable.

Il y a eu un vaste frémissement dans l’assistance ; un bruit de chaises remuées ; un piétinement massif. Puis des voix de choristes se sont élevées. Comme quelques fidèles quittaient déjà l’église, Mme Dravet a remonté l’allée à la recherche d’une chaise disponible.

Elle s’est faufilée dans une travée, non loin de la chaire et elle a disparu à mes yeux.

À ce moment-là, je crois que j’ai failli repartir. Dans la paix céleste de l’église, je sentais peser durement la fatigue de cette journée et plus fortement que la fatigue les émotions de la nuit. J’avais besoin d’une bonne chambre d’hôtel, donnant de préférence sur une cour. Ah ! fermer les rideaux, se jeter dans un lit, s’anéantir ! Ma première nuit de liberté, je l’avais passée dans le train où je n’avais pu fermer l’œil à cause de ce brutal changement d’ambiance. La veilleuse du compartiment me faisait penser à celle de ma cellule. N’étais-je pas encore dans une prison ? Une prison qui se déplaçait à cent kilomètres à l’heure, et où je cohabitais avec des êtres aussi déprimants que ceux des Baumettes !

La cérémonie continuait, dans un flamboiement de cierges. Tout le monde chantait, maintenant, la naissance du Christ. Je me sentais défaillir. Je prenais appui tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre pour essayer de combattre mon immense lassitude. La tête me tournait un peu.

Brusquement, à la fin d’un cantique, un bruit de chaise renversée s’est répercuté sous la nef ; il a été immédiatement suivi par les pleurs d’un enfant. Un pressentiment m’a fait regarder en direction de la chaire. J’ai aperçu une effervescence dans cette région de l’église. Puis un petit groupe né de cette agitation silencieuse a gagné l’allée centrale.

Il m’a semblé que je venais de recevoir un coup de poing en pleine poitrine ! Deux messieurs portaient Mme Dravet inanimée vers la sortie, tandis qu’une dame tenait la petite Lucienne en larmes par la main.

Lorsque le cortège est parvenu à ma hauteur, je me suis précipité. Fou d’angoisse, je me disais que la femme s’était empoisonnée avant de venir ici…