Peut-être était-ce à l’intention de ce complice que Mme Dravet avait négligé de fermer le portail à clé en partant ?
Si le complice était dans la maison, il occupait peut-être ce grenier ? Je l’imaginais, tapi dans l’obscurité, près de moi, s’apprêtant à m’égorger à la moindre alerte. Je croyais percevoir le bruit léger d’une respiration. J’essayais de me contrôler, de me dire qu’il s’agissait de la mienne, l’effroi continuait de croître.
À plusieurs reprises j’ai eu envie d’ouvrir cette porte et de descendre vers les policiers.
Ce qui m’en a chaque fois empêché, c’est la pensée de la jeune femme qui se débattait avec eux. Elle m’avait à plusieurs reprises demandé de disparaître et je n’avais pas tenu compte de ses exhortations. Je m’étais obstiné à m’imposer, à la poursuivre ! Si je me montrais, tout était perdu pour elle autant que pour moi.
— Il y a quelqu’un ? ai-je soufflé.
Personne ne m’a répondu et ma voix a réussi ce que ma raison n’avait pu faire : elle m’a calmé.
Si la femme de Dravet avait eu un complice, celui-ci n’aurait pas été assez stupide pour attendre la venue de la police sur les lieux du drame.
L’escalier est devenu très bruyant.
« Ça y est, ai-je pensé, ils fouillent la maison et les ateliers. »
J’ai attendu, fou d’anxiété, pensant que la porte allait s’ouvrir brutalement et que j’allais recevoir en pleine figure le faisceau d’une lampe électrique.
Mais cela tardait. Parfois les allées et venues cessaient. Et au moment où je commençais d’espérer, elles reprenaient.
Je traversais des instants d’espoir, de confiance même ; et, à d’autres moments, j’avais envie de crier de peur et de misère.
Je me sentais trop près de l’escalier. J’ai reculé doucement. Mon coude a heurté un encadrement de porte et j’ai senti que je parvenais dans un espace plus vaste. J’ai cherché une tabatière, mais il n’y en avait toujours pas. J’ai tendu le bras pour toucher le toit mais je n’ai rencontré que le vide.
Comme j’essayais de me déplacer encore, j’ai buté contre quelque chose. Ce devait être un berceau (sans doute celui de Lucienne lorsqu’elle était un bébé) car j’ai senti la forme de la barre servant à le pousser et cela s’est déplacé en produisant un cliquetis.
Le bruit a réveillé toutes mes angoisses. L’avait-on perçu, du dessous ?
Je ne devais absolument plus bouger, sinon je risquais de renverser quelques-unes de ces vieilleries qu’on entrepose dans les greniers. Avec d’infinies précautions je me suis allongé par terre, sur le plancher. J’ai rencontré les franges d’un vieux tapis et j’ai posé ma joue dessus.
La politique de l’autruche a du bon parfois. Les yeux fermés, le corps immobile, je me sentais invulnérable. Même si quelqu’un montait jusque-là et inspectait le grenier au moyen d’une lampe électrique, il serait possible qu’il ne me voie pas.
Je me reprenais à espérer. Bien qu’on eût manipulé le cadavre, le suicide de Dravet restait sans doute probant et les autorités se contenteraient de souscrire aux formalités d’usage.
J’ai perçu le timbre d’une ambulance, des claquements de portières, des appels…
On continuait de marcher et de parler au-dessous. La petite exclamation métallique du téléphone qu’on raccrochait retentissait très souvent. Plus tard, il y a eu des cris, des larmes, j’ai alors pensé qu’on avait prévenu la famille de Dravet et que c’étaient ses parents qui gémissaient de la sorte.
Je regardais ma montre. Son cadran lumineux faisait une minuscule tache phosphorescente. Dans ce noir intégral, les chiffres se détachaient d’une façon hallucinante. Je ne voyais pas le boîtier, mais seulement ce bracelet de chiffres et les deux aiguilles acérées.
Six heures… Six heures vingt… Sept heures moins le quart…
Cela faisait une heure et demie qu’on avait découvert le corps. Donc on ne fouillerait pas les locaux. Si la police avait eu des doutes, elle aurait perquisitionné tout de suite.
Étais-je sauvé ?
Je n’osais trop y croire. Il me resterait encore tellement d’obstacles à franchir. Il faudrait que je sorte de ce grenier, que je descende l’escalier, que je traverse la cour.
Si Mme Dravet n’était pas seule, comment expliquerais-je ma présence dans les bâtiments ? Et si elle quittait ceux-ci, comment franchirais-je les portes verrouillées ?
9
LE PRODIGE
J’ai entendu sonner sept heures. Les clochers d’alentour avaient déjà carillonné des heures et des demies sans que j’y prête attention. Le silence était total, il est vrai, dans la maison, et les bruits extérieurs seuls me parvenaient. La circulation recommençait au ralenti en ce jour de Noël. De lourds camions de livraisons tressaillaient sur les pavés. Quelques vélomoteurs pétaradants accomplissaient d’étranges trajectoires à travers ces rues qui m’environnaient.
Devais-je attendre encore ? Je flottais dans un état léthargique qui anesthésiait ma volonté.
Si je tardais trop, j’allais tomber sur le flot des parents et des relations qui accourraient sitôt que se propagerait la nouvelle. Je bénéficiais d’un moment de flottement qu’il fallait absolument mettre à profit.
Comme je m’apprêtais à me relever, un pas a retenti dans l’escalier de bois menant aux combles. Un pas rapide et décidé qui m’a mis du froid dans la tête. Quelqu’un venait, cette fois il n’y avait pas à s’y tromper. Et ce quelqu’un n’hésitait pas. Il arrivait droit ici. La première porte s’ouvrait. Le pas s’est arrêté un instant. Puis il s’est approché lentement. Bientôt je l’ai senti à quelques centimètres de mon visage.
Le bruit léger d’un commutateur et ç’a été un intense éblouissement, comme lorsqu’on essaie de fixer le soleil un moment. J’étais aveuglé par la brusque clarté, si inattendue.
Au milieu du flamboiement, semblable à une apparition miraculeuse, il y avait Mme Dravet. Mes yeux s’accoutumaient rapidement à la lumière retrouvée. Elle était seule. Elle tenait ses deux mains crispées sur sa poitrine et me fixait avec horreur, comme si j’avais été un objet de profonde répulsion.
Très certainement, je venais de lui faire la plus grande peur de sa vie.
Cet échange de regards a été très bref. Presque immédiatement, mon attention a été captée par le décor qui m’entourait et je croîs que j’ai crié. Un cri qui partait de ma chair. Le cri d’un homme foudroyé par une révélation.
— Que faites-vous là ? a-t-elle demandé d’une voix rauque.
Au lieu de répondre, j’essayais de réaliser. Je voulais comprendre ce prodige. Je ne me trouvais pas dans un, mais dans le salon des Dravet. Il y avait le canapé, le fauteuil, le tourne-disque sur une table basse. Il y avait le bar roulant avec le verre de Ferrie et le mien, et j’ai pensé soudain que c’était lui que j’avais heurté dans l’obscurité et pris pour un vieux berceau ! Il y avait aussi le sapin de Noël et ses féeries de verre filé. À l’extrémité d’une branche, ma cage argentée et son oiseau bleu pendaient comme un hochet goguenard.
La porte du salon était bien une porte vitrée, et j’apercevais le vestibule avec son portemanteau auquel nul vêtement n’était accroché.
— Allons, répondez, que faites-vous ici ?