Personne ne parlait. J’essayais d’y voir clair. M’avait-on suivi depuis chez Dravet ? J’étais certain que non. Absolument certain. Par contre je me rappelais maintenant avoir vu cette grosse auto noire stationnée en face de chez moi.
Oui, c’était chez moi qu’ils avaient organisé une « planque ». Heureusement !
Je devais comprendre l’objet de ces mesures policières si je voulais me sortir de ce mauvais pas. Ce n’était pas compliqué. Les inspecteurs avaient voulu retrouver « l’autre témoin », c’est-à-dire moi. Et cela avait été un jeu d’enfant puisque j’avais stupidement donné mon nom à Ferrie lorsque dans le faux salon nous nous étions présentés. De plus il savait quelle rue j’habitais. Ne lui avais-je pas fait stopper son auto presque devant chez nous ?
Au cours de ces dernières heures les flics avaient procédé à une petite enquête. Ils avaient appris qui j’étais et d’où je sortais.
Je m’exhortais au calme. Je voulais rester optimiste.
Ils allaient me demander où j’avais passé la nuit, et surtout où j’avais trouvé la carte grise de Ferrie.
La Frégate a stoppé devant un perron gris. Au-dessus de la porte pendait un drapeau pareil à ceux auxquels je me comparais un instant plus tôt.
— Avancez !
Un couloir administratif avec des agents indifférents qui parlaient entre eux de leur Noël, de leurs enfants.
Un bureau, des bancs de bois, des affiches, des réflecteurs verts, une odeur d’encre, de papier moisi, de sueur…
— Asseyez-vous !
Excepté la bourrade de tout à l’heure, « ils » ne me brusquaient pas. Je continuais d’espérer fermement. Le danger, lorsqu’il est présent, effraie moins.
« Voyons, j’avais passé la nuit dans les bistrots du quartier. La plupart étaient bondés, ce qui expliquerait qu’on ne m’eût pas remarqué. Quant à cette fichue carte grise…
Eh bien, la carte grise, je l’avais trouvée dans l’auto de Ferrie. J’avais cru que cette pochette était tombée de ma poche et je n’avais découvert ma méprise que plus tard.
Il suffisait de maintenir mordicus ces allégations.
On ne pouvait rien contre moi.
Je me le répétais ardemment, comme pour m’en convaincre. Que j’en sois fermement persuadé moi-même et j’arriverais à me tirer de ce mauvais pas.
Je songeais à Mme Dravet. Je regrettais de ne pas lui avoir demandé son prénom, ç’aurait été plus commode pour penser à elle. Je n’avais jamais rencontré un être plus surprenant. Elle possédait une volonté farouche, une présence d’esprit stupéfiante, et pourtant je la savais faible et perdue. Nous étions de la même race, elle et moi.
L’inspecteur au loden racontait les jouets de ses enfants à un collègue qui roulait une cigarette cassée dans un second papier à bord gommé. Pour eux ce jour restait un Noël, malgré l’enquête en cours. Il y avait un arbre chez eux, des friandises, des lumières, de la joie, des cris d’enfants et ils apportaient un peu de tout cela dans ces sinistres locaux.
— Herbin !
L’autre inspecteur, celui qui avait une canadienne, me faisait signe d’entrer dans un bureau.
Un homme d’une cinquantaine d’années, affligé d’une calvitie comique qui lui faisait comme un crâne en carton, se tenait assis derrière un bureau ministre chargé de paperasses. Il avait un gros nez tout rond posé sur une touffe de moustache noire.
Il m’a désigné une chaise garnie d’un cuir rugueux, lacéré par des ongles.
— Albert Herbin ?
Il consultait un papier couvert de petites notes au crayon et parlait sans me regarder.
— Oui, monsieur.
— Libéré avant-hier matin de la prison des Baumettes ?
J’ai rectifié spontanément :
— Non : hier matin.
Et puis j’ai fait le calcul. La notion de temps s’était un peu brouillée pour moi à cause de ces deux nuits blanches successives.
— Excusez-moi, c’est vous qui avez raison : avant-hier.
— Vous êtes rentré de Marseille comment ?
— Par le train de nuit.
— Et depuis ?
J’ai haussé les épaules. Cette fois il me fixait. Il avait une tête paisible, des yeux tranquilles mais au fond desquels couvait une dangereuse lueur.
— Je suis rentré au domicile de ma mère. Et puis j’ai profité de ma liberté retrouvée.
— De quelle façon ?
— De la seule façon qui soit : en me baladant dans les rues, en entrant dans les bars, en regardant les nouvelles autos sorties pendant ma détention. En six ans, le monde change, vous savez. C’est dur de se mettre à jour.
— Vous êtes allé à la messe de minuit ?
Nous y arrivions. Il n’avait pas tellement envie de finasser.
— En effet.
— Pendant l’office, une dame s’est trouvée mal ?
— Oui… Mme…
J’ai fait mine de chercher.
— … Drevet ou Dravet, non ?
— Oui.
Il a haussé le ton pour me lancer ce oui. Un oui provocant.
— Vous avez déclaré aux gens qui l’ont sortie de l’église que vous la connaissiez ?
— Absolument pas, j’ai dit que je savais où elle habitait, nuance !
— Et comment connaissiez-vous son domicile ?
— Très simplement. En me promenant dans le quartier je l’ai vue sortir de chez elle avec sa petite fille. Cela faisait six ans que je n’avais pas vu de femme ni d’enfant. Celles-ci étaient jolies, je les ai remarquées. Et dans l’église je les ai reconnues, voilà tout.
— Vous ne les auriez pas plutôt suivies jusqu’à l’église ?
— Non.
— Il paraît qu’à l’établissement pénitentiaire vous n’assistiez pas aux offices religieux.
— Et alors ?
— Et alors, rendu à la liberté, vous n’avez rien de plus pressé que d’aller à l’église ?
— Pour beaucoup de gens, une messe de minuit est un spectacle ! Et puis cette église est « mon » église. Je suis allé y chercher mon enfance…
Il a battu des paupières. Il comprenait très bien et je le sentais un peu dérouté, à cause de cette ambiance de Noël qui transformait un peu les êtres et les choses.
— D’accord. Ensuite ?
— J’ai raccompagné cette dame et son enfant avec un monsieur obligeant qui se trouvait là.
— Ensuite ?
Un faible bruit retentissait dans mon dos. J’ai regardé. Le type à la canadienne prenait des notes sur une grande feuille de papier.
— Nous avons escorté Mme… heu…
— Dravet !
Il n’était pas dupe et avait senti que mon hésitation était voulue.
— Mme Dravet jusque chez elle. Nous avons bu un alcool dans son salon pendant qu’elle couchait sa petite fille. Lorsqu’elle est revenue, elle a constaté qu’elle avait laissé son sac à main à l’église. Nous sommes alors repartis et j’ai demandé au conducteur de la voiture de me laisser à proximité de chez moi.
Il a saisi la pochette de plastique et l’a brandie.
— Et ceci ?
— Oh oui ? En repartant de chez Mme Dravet j’ai laissé tomber ma clé dans l’auto. Je l’ai ramassée et j’ai ramené ceci en même temps. J’ai cru que cela m’appartenait et…
Fausse route ! Je découvrais au fond des yeux de mon interlocuteur un éclat qui m’a stoppé.
Il ne me croyait pas ! Il avait, non pas l’impression, mais la preuve que je mentais.
— Vous prétendez donc avoir ramassé cette carte grise dans la voiture de M. Ferrie ?
— Oui.