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Et ce qui s'est passé prouve bien la vérité de ce que j'avance. Tous les critiques ont constaté que nos tragédies classiques ont eu le succès le plus vif. C'est que nos tragédies sont des morceaux consacrés; les Anglais sachant le français les connaissent pour les avoir apprises par coeur. Après les tragédies, ce seraient les drames lyriques de Victor Hugo qu'on aurait applaudis, et rien de plus explicable ici encore: la musique du vers a tout emporté, ces drames ont passé comme des livrets d'opéra, grâce à la voix superbe des interprètes, sans qu'on s'avisât un instant de discuter la vraisemblance. Mais, arrivés devant les Fourchambault, de M. Emile Augier, et devant tout le théâtre de M. Dumas, les Anglais se sont cabrés. On les dérangeait brutalement dans leur façon d'entendre la littérature, et ils n'ont plus montré qu'une froide politesse.

L'expérience est faite aujourd'hui. J'en suis bien heureux. Le voyage de la Comédie-Française à Londres n'aurait-il que prouvé où en est l'Angleterre devant la formule naturaliste moderne, que je le considérerais comme d'une grande utilité. Il est entendu que le peuple qui a produit Shakespeare et Ben Jonson, pour ne citer que ces deux noms, en est tombé à ne pouvoir plus supporter aujourd'hui les hardiesses de M. Dumas.

Je ne puis résumer ici l'histoire de la littérature anglaise. Mais lisez l'ouvrage si remarquable de M. Taine, et vous verrez que pas une littérature n'a eu un débordement plus large ni plus hardi d'originalité. Le génie saxon a dépassé en vigueur et en crudité tout ce qu'on connaît. Et c'est maintenant cette littérature anglaise, après la longue action du protestantisme, qui en est arrivée à ne plus tolérer à la scène un enfant naturel ou une femme adultère. Tout le génie libre de Shakespeare, toute la crudité superbe de Ben Jonson ont abouti à des romans d'une médiocrité écoeurante, à des mélodrames ineptes dont nos théâtres de barrière ne voudraient pas.

J'ai lu près d'une cinquantaine de romans anglais écrits dans ces dernières années. Cela est au-dessous de tout. Je parle de romans signés par des écrivains qui ont la vogue. Certainement, nos feuilletonistes, dont nous faisons fi, ont plus d'imagination et de largeur. Dans les romans anglais, la même intrigue, une bigamie, ou bien un enfant perdu et retrouvé, ou encore les souffrances d'une institutrice, d'une créature sympathique quelconque, est le fond en quelque sorte hiératique dont pas un romancier ne s'écarte. Ce sont des contes du chanoine Schmidt, démesurément grossis et destinés à être lus en famille. Quand un écrivain a le malheur de sortir du moule, on le conspue. Je viens, par exemple, de lire la Chaîne du Diable, un roman que M. Edouard Jenkins a écrit contre l'ivrognerie anglaise; comme oeuvre d'observation et d'art, c'est bien médiocre; mais il a suffi qu'il dise quelques vérités sur les vices anglais, pour qu'on l'accablât de gros mots. Depuis Dickens, aucun romancier puissant et original ne s'est révélé. Et que de choses j'aurais à dire sur Dickens, si vibrant et si intense comme évocateur de la vie extérieure, mais si pauvre comme analyste de l'homme et comme compilateur de documents humains!

Quant au théâtre anglais actuel, il existe à peine, de l'avis de tous. Nous n'avons jamais eu l'idée, à part deux ou trois exceptions, de faire des emprunts à ce théâtre; tandis que Londres vit en partie d'adaptations faites d'après nos pièces. Et le pis est que le théâtre est là-bas plus châtré encore que le roman. Les Anglais, à la scène, ne tolèrent plus la moindre étude humaine un peu sérieuse. Ils tournent tout à la romance, à une certaine honnêteté conventionnelle. De là, à coup sûr, la médiocrité où s'agite leur littérature dramatique. Ils sont tombés au mélodrame, et ils tomberont plus bas, car on tue une littérature, lorsqu'on lui interdit la vérité humaine. N'est-il pas curieux et triste que le génie anglais, qui a eu dans les siècles passés la floraison des plus violents tempéraments d'écrivains, ne donne plus naissance, à la suite d'une certaine évolution sociale, qu'à des écrivains émasculés, qu'à des bas bleus qui ne valent pas Ponson du Terrail? Et cela juste à l'heure où l'esprit d'observation et d'expérience emporte notre siècle à l'étude et à la solution de tous les problèmes.

Nous nous trouvons donc devant une conséquence de l'état social, qu'il serait trop long d'étudier. Remarquez que la convention dans les personnages et dans les idées est d'autant plus singulière que le public anglais exige le naturalisme dans le monde extérieur. Il n'y a pas de naturaliste plus minutieux ni plus exact que Dickens, lorsqu'il décrit et qu'il met en scène un personnage; il refuse simplement d'aller au delà de la peau, jusqu'à la chair. De même, les décors sont merveilleux à Londres, si les pièces restent médiocres. C'est ici un peuple pratique, très positif, exigeant la vérité dans les accessoires, mais se fâchant dès qu'on veut disséquer l'homme. J'ajouterai que le mouvement philosophique, en Angleterre, est des plus audacieux, que le positivisme s'y élargit, que Darwin y a bouleversé toutes les données anciennes, pour ouvrir une nouvelle voie où la science marche à cette heure. Que conclure de ces contradictions? Évidemment, si la littérature anglaise reste stationnaire et ne peut supporter la conquête du vrai, c'est que l'évolution ne l'a pas encore atteinte, c'est qu'il y a des empêchements sociaux qui devront disparaître pour que le roman et le théâtre s'élargissent à leur tour par l'observation et l'analyse.

J'en voulais venir à ceci, que nous n'avons pas à nous émouvoir des opinions portées par le public anglais sur nos oeuvres dramatiques. Le milieu littéraire n'est pas le même à Paris qu'à Londres, heureusement. Que les Anglais n'aient pas compris Musset, qu'ils aient jugé M. Dumas trop vrai, cela n'a d'autre intérêt pour nous que de nous renseigner sur l'état littéraire de nos voisins. Nous sommes, eux et nous, à des points de vue trop différents. Jamais nous n'admettrons qu'on condamne une oeuvre, parce que l'héroïne est une femme adultère, au lieu d'être une bigame. Dans ces conditions, il n'y a qu'à remercier les Anglais d'avoir fait à nos artistes un accueil si flatteur; mais il n'y a pas à vouloir profiter une seconde des jugements qu'ils ont pu exprimer sur nos oeuvres. Les points de départ sont trop différents, nous ne pouvons nous entendre.

Voilà ce que j'avais à dire, d'autant plus qu'un de nos critiques déclarait dernièrement qu'il s'était beaucoup régalé d'un article paru dans le Times contre le naturalisme. Il faut renvoyer simplement le rédacteur du Times à la lecture de Shakespeare, et lui recommander le Volpone, de Ben Jonson. Que le public de Londres en reste à notre théâtre classique et à notre théâtre romantique, cela s'explique par l'impossibilité où il se trouve de comprendre notre répertoire moderne, étant donnés l'éducation et le milieu social anglais. Mais ce n'est pas une raison pour que nos critiques s'amusent des plaisanteries du Times sur une évolution littéraire qui fait notre gloire depuis Diderot.