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On n'a qu'à assister, de nos jours, à la représentation d'une tragédie ou d'une comédie classique. Pas un instant le décor n'influe sur la marche de la pièce. Parfois, des valets apportent des sièges ou une table; il arrive même qu'ils posent ces sièges au beau milieu d'une rue. Les autres meubles, les cheminées, tout se trouve peint dans les fonds. Et cela semble fort naturel. L'action se passe en l'air, les personnages sont des types qui défilent, et non des personnalités qui vivent. Je ne discute pas aujourd'hui la formule classique, je constate simplement que les argumentations, les analyses de caractère, l'étude dialoguée des passions, se déroulant devant le trou du souffleur sans que les milieux eussent jamais à intervenir, se détachaient d'autant plus puissamment que le fond avait moins d'importance.

Ce qu'il faut donc poser comme une vérité démontrée, c'est que l'insouciance du dix-septième siècle pour la vérité du décor vient de ce que la nature ambiante, les milieux, n'étaient pas regardés alors comme pouvant avoir une influence quelconque sur l'action et sur les personnages. Dans la littérature du temps, la nature comptait peu. L'homme seul était noble, et encore l'homme dépouillé de son humanité, l'homme abstrait, étudié dans son fonctionnement d'être logique et passionnel. Un paysage au théâtre, qu'était-ce cela? on ne voyait pas les paysages réels, tels qu'ils s'élargissent par les temps de soleil ou de pluie. Un salon complètement meublé, avec la vie qui l'échauffe et lui donne une existence propre, pourquoi faire? les personnages ne vivaient pas, n'habitaient pas, ne faisaient que passer pour déclamer les morceaux qu'ils avaient à dire.

C'est de cette formule que notre théâtre est parti. Je ne puis faire l'historique des phases qu'il a parcourues. Mais il est facile de constater qu'un mouvement lent et continu s'est opéré, accordant chaque jour plus d'importance à l'influence des milieux. D'ailleurs, l'évolution littéraire des deux derniers siècles est tout entière dans cet envahissement de la nature. L'homme n'a plus été seul, on a cru que les campagnes, les villes, les cieux différents méritaient qu'on les étudiât et qu'on les donnât comme un cadre immense à l'humanité. On est même allé plus loin, on a prétendu qu'il était impossible de bien connaître l'homme, si on ne l'analysait pas avec son vêtement, sa maison, son pays. Dès lors, les personnages abstraits ont disparu. On a présenté des individualités, en les faisant vivre de la vie contemporaine.

Le théâtre a fatalement obéi à cette évolution. Je sais que certains critiques font du théâtre une chose immuable, un art hiératique dont il ne faut pas sortir. Mais c'est là une plaisanterie que les faits démentent tous les jours. Nous avons eu les tragédies de Voltaire, où le décor jouait déjà un rôle; nous avons eu les drames romantiques qui ont inventé le décor fantaisiste et en ont tiré les plus grands effets possibles; nous avons eu les bals de Scribe, dansés dans un fond de salon; et nous en sommes arrivés au cerisier véritable de l'Ami Fritz, à l'atelier du peintre impressionniste de la Cigale, au cercle si étonnamment exact du Club. Que l'on fasse cette étude avec soin, on verra toutes les transitions, on se convaincra que les résultats d'aujourd'hui ont été préparés et amenés de longue main par l'évolution même de notre littérature.

Je me répète, pour mieux me faire entendre. Le malheur, ai-je dit, est qu'on veut mettre le théâtre à part, le considérer comme d'essence absolument différente. Sans doute, il a son optique. Mais ne le voit-on pas de tout temps obéir au mouvement de l'époque? A cette heure, le décor exact est une conséquence du besoin de réalité qui nous tourmente. Il est fatal que le théâtre cède à cette impulsion, lorsque le roman n'est plus lui-même qu'une enquête universelle, qu'un procès-verbal dressé sur chaque fait. Nos personnages modernes, individualisés, agissant sous l'empire des influences environnantes, vivant notre vie sur la scène, seraient parfaitement ridicules dans le décor du dix-septième siècle. Ils s'asseoient, et il leur faut des fauteuils; ils écrivent, et il leur faut des tables; ils se couchent, ils s'habillent, ils mangent, ils se chauffent, et il leur faut un mobilier complet. D'autre part, nous étudions tous les mondes, nos pièces nous promènent dans tous les lieux imaginables, les tableaux les plus variés doivent forcément défiler devant la rampe. C'est là une nécessité de notre formule dramatique actuelle.

La théorie des critiques que fâche cette reproduction minutieuse, est que cela nuit à l'intérêt de la pièce jouée. J'avoue ne pas bien comprendre. Ainsi, on soutient cette thèse que seuls les meubles ou les objets qui servent comme accessoires devraient être réels; il faudrait peindre les autres dans le décor. Dès lors, quand on verrait un fauteuil, on se dirait tout bas: «Ah! ah! le personnage va s'asseoir»; ou bien, quand on apercevrait une carafe sur un meuble: «Tiens! tiens! le personnage aura soif»; ou bien, s'il y avait une corbeille à ouvrage au premier plan: «Très bien! l'héroïne brodera en écoutant quelque déclaration.» Je n'invente rien, il y a des personnes, paraît-il, que ces devinettes enfantines amusent beaucoup. Lorsque le salon est complètement meublé, qu'il se trouve empli de bibelots, cela les déroute, et ils sont tentés de crier: «Ce n'est pas du théâtre!»

En effet, ce n'est pas du théâtre, si l'on continue à vouloir regarder le théâtre comme le triomphe quand même de la convention. On nous dit: «Quoi que vous fassiez, il y a des conventions qui seront éternelles.» C'est vrai, mais cela n'empêche pas que, lorsque l'heure d'une convention a sonné, elle disparaît. On a bien enterré l'unité de lieu; cela n'a rien d'étonnant que nous soyons en train de compléter le mouvement, en donnant au décor toute l'exactitude possible. C'est la même évolution qui continue. Les conventions qui persistent n'ont rien à voir avec les conventions qui partent. Une de moins, c'est toujours quelque chose.

Comment ne sent-on pas tout l'intérêt qu'un décor exact ajoute à l'action? Un décor exact, un salon par exemple avec ses meubles, ses jardinières, ses bibelots, pose tout de suite une situation, dit le monde où l'on est, raconte les habitudes des personnages. Et comme les acteurs y sont à l'aise, comme ils y vivent bien de la vie qu'ils doivent vivre! C'est une intimité, un coin naturel et charmant. Je sais que, pour goûter cela, il faut aimer voir les acteurs vivre la pièce, au lieu de les voir la jouer. Il y a là toute une nouvelle formule. Scribe, par exemple, n'a pas besoin des milieux réels, parce que ses personnages sont en carton. Je parle uniquement du décor exact pour les pièces où il y aurait des personnages en chair et en os, apportant avec, eux l'air qu'ils respirent.

Un critique a dit avec beaucoup de sagacité: «Autrefois, des personnages vrais s'agitaient dans des décors faux; aujourd'hui, ce sont des personnages faux qui s'agitent dans des décors vrais.» Cela est juste, si ce n'est que les types de la tragédie et de la comédie classiques sont vrais, sans être réels. Ils ont la vérité générale, les grands traits humains résumés en beaux vers; mais ils n'ont pas la vérité individuelle, vivante et agissante, telle que nous l'entendons aujourd'hui. Comme j'ai essayé de le prouver, le décor du dix-septième siècle allait en somme à merveille avec les personnages du théâtre de l'époque; il manquait comme eux de particularités, il restait large, effacé, très approprié aux développements de la rhétorique et à la peinture de héros surhumains. Aussi est-ce un non-sens pour moi que de remonter les tragédies de Racine, par exemple, avec un grand éclat de costumes et de décors.