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Eh bien! il devient dès lors évident que, si Harpagon peut jouer son drame dans n'importe quel lieu, dans un décor quelconque, vague et mal peint, le père Grandet ne peut pas plus jouer le sien en dehors de sa maison, de son milieu, qu'une tortue ne saurait vivre hors de sa carapace. Ici, le décor fait partie intégrante du drame; il est de l'action, il l'explique, et il détermine le personnage.

La question des décors n'est pas ailleurs. Ils ont pris au théâtre l'importance que la description a prise dans nos romans. C'est montrer un singulier entêtement dans l'absolu, que de ne pas comprendre l'évolution fatale qui s'est accomplie, et la place considérable qu'ils tiennent légitimement aujourd'hui dans notre littérature dramatique. Ils n'ont cessé depuis deux cents ans de marcher vers une exactitude de plus en plus grande, du même pas d'ailleurs et au travers des mêmes obstacles que les costumes. A cette heure, la vérité triomphe partout. Ce n'est pas que nous soyons arrivés à un emploi sage de cette vérité des milieux. On sacrifie plus à la richesse et à l'étrangeté qu'à l'exactitude. Ce que je voudrais, ce serait, chez les auteurs dramatiques, un souci du décor vrai, uniquement lorsque le décor explique et détermine les faits et les personnages. Je reprends Eugénie Grandet, qui a été mise au théâtre, mais très médiocrement; eh bien! il faudrait que, dès le lever du rideau, on se crût chez le père Grandet; il faudrait que les murs, que les objets ajoutassent à l'intérêt du drame, en complétant les personnages comme le fait la nature elle-même.

Tel est le rôle des décors. Ils élargissent le domaine dramatique en mettant la nature elle-même au théâtre, dans son action sur l'homme. On doit les condamner, dès qu'ils sortent de cette fonction scientifique, dès qu'ils ne servent plus à l'analyse des faits et des personnages. Ainsi, M. Sarcey a raison, lorsqu'il blâme la magnificence avec laquelle on remonte les anciennes tragédies; c'est méconnaître leur véritable cadre. Tout décor ajouté à une oeuvre littéraire comme un ballet, uniquement pour boucher un trou, est un expédient fâcheux. Au contraire, il faut applaudir, lorsque le décor exact s'impose comme le milieu nécessaire de l'oeuvre, sans lequel elle resterait incomplète et ne se comprendrait plus. Et, la question se trouvant ainsi posée, il n'y a qu'à laisser la critique faire pour ou contre des campagnes qui ne hâteront ni n'arrêteront l'évolution naturaliste au théâtre. Cette évolution est un travail humain et social sur lequel des volontés isolées ne peuvent rien. Malgré son autorité, M. Sarcey ne nous ramènera pas aux décors abstraits de Molière et de Shakespeare, pas plus qu'il ne peut ressusciter les artistes du dix-septième siècle avec leurs costumes et le public de l'époque avec ses idées. Élargissez donc le chemin et laissez passer l'humanité en marche.

LE COSTUME

I

Je viens de lire un bien intéressant ouvrage: l'Histoire du costume au théâtre, par M. Adolphe Jullien.

Depuis bientôt quatre ans que je m'occupe de critique dramatique, me souciant moins des oeuvres que du mouvement littéraire contemporain, me passionnant surtout contre les traditions et les conventions, j'ai senti bien souvent de quelle utilité serait une histoire de notre théâtre national. Sans doute, cette histoire a été faite, et plusieurs fois. Mais je n'en connais pas une qui ait été écrite dans le sens où je la voudrais, sur le plan que je vais tâcher d'esquisser largement.

Je voudrais une Histoire de notre théâtre qui eût pour base, comme l'Histoire de la littérature anglaise, de M. Taine, le sol même, les moeurs, les moments historiques, la race et les facultés maîtresses. C'est là aujourd'hui la meilleure méthode critique, lorsqu'on l'emploie sans outrer l'esprit de système. Et cette Histoire montrerait alors clairement, en s'appuyant sur les faits, le lent chemin parcouru depuis les Mystères jusqu'à nos comédies modernes, toute une évolution naturaliste, qui, partie des conventions les plus blessantes et les plus grossières, les a peu à peu diminuées d'année en année, pour se rapprocher toujours davantage des réalités naturelles et humaines. Tel serait l'esprit même de l'oeuvre, l'ouvrage tendrait simplement à prouver la marche constante vers la vérité, une poussée fatale, un progrès s'opérant à la fois dans les décors, les costumes, la déclamation, les pièces, et aboutissant à nos luttes actuelles. Je souris, lorsqu'on m'accuse de me poser en révolutionnaire. Eh! je sais bien que la révolution a commencé du jour où le premier dialogue a été écrit, car c'est une fatalité de notre nature, de ne pouvoir rester stationnaire, de marcher, même malgré nous, à un but qui se recule sans cesse.

Les aimables fantaisistes ont un argument: dans les lettres, le progrès n'existe pas. Sans doute, si l'on parle du génie. L'individualité d'un écrivain existe en dehors des formules littéraires de son temps. Peu importe la situation où il trouve les lettres à sa naissance; il s'y taille une place, il laisse quand même une production puissante, qui a sa date; seulement, j'ajouterai que tous les génies ont été révolutionnaires, qu'ils ont précisément grandi au-dessus des autres, parce qu'ils ont élargi la formule de leur âge. Ainsi donc, il faut distinguer entre l'individualité des écrivains et le progrès des lettres. J'accorde qu'en tous temps, avec les formules les plus fausses, au milieu des conventions les plus ridicules, le génie a laissé des monuments impérissables. Mais il faut qu'on m'accorde ensuite que les époques se transforment, que la loi de ce mouvement paraît être un besoin constant de mieux voir et de mieux rendre. En somme, l'individualité est comme la graine qui tombe dans tel ou tel terrain; sans elle pas de plante, elle est la vie; mais le terrain a aussi son importance, car c'est lui qui va déterminer, par sa nature, les façons d'être de la plante.

Je me suis toujours prononcé pour l'individualité. Elle est l'unique force. Cependant, nous n'irions pas loin dans nos études critiques, si nous voulions l'abstraire de l'époque où elle se produit. Nous sommes tout de suite forcés d'en arriver à l'étude du terrain. C'est cette étude du terrain qui m'intéresse, parce qu'elle m'apparaît pleine d'enseignements. Puis, nous nous trouvons ici dans un domaine qui devient de jour en jour scientifique. Si on laisse l'individualité de côté pour la reprendre et l'étudier chaque fois qu'elle se produira; si on se borne à examiner, par exemple, l'histoire des conventions au théâtre: on reste frappé de cette loi constante dont je viens de parler, de ce lent progrès vers toutes les vérités. Cela est indéniable.