D'ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter après M. Adolphe Jullien, tout se tient au théâtre. La vérité des costumes ne va pas sans la vérité des décors, de la diction, des pièces elles-mêmes. Tout marche du même pas dans la voie naturaliste. Lorsque le costume devient plus exact, c'est que les décors le sont aussi, c'est que les acteurs se dégagent de la déclamation ampoulée, c'est enfin que les pièces étudient de plus près la réalité et mettent à la scène des personnages plus vrais. Aussi, pourrais-je faire, au sujet des décors, les mêmes réflexions que je viens de faire à propos du costume. Là aussi, nous semblons arrivés à la plus grande somme de vérité possible, lorsque de grands pas sont encore à faire. Il s'agirait surtout d'augmenter l'illusion, en reconstituant les milieux, moins dans leur pittoresque que dans leur utilité dramatique. Le milieu doit déterminer le personnage. Lorsqu'un décor sera étudié à ce point de vue qu'il donnera l'impression vive d'une description de Balzac, lorsque, au lever de la toile, on aura une première donnée sur les personnages, sur leur caractère et leurs habitudes, rien qu'à voir le lieu où ils se meuvent, on comprendra de quelle importance peut être une décoration exacte. C'est là que nous allons, évidemment; les milieux, ces milieux dont l'étude a transformé les sciences et les lettres, doivent fatalement prendre au théâtre une place considérable; et je retrouve ici la question de l'homme métaphysique, de l'homme abstrait qui se contentait de trois murs dans la tragédie, tandis que l'homme physiologique de nos oeuvres modernes demande de plus en plus impérieusement à être déterminé par le décor, par le milieu, dont il est le produit. On voit donc que la voie du progrès est longue encore, aussi bien pour la décoration que pour le costume. Nous sommes dans la vérité, mais nous balbutions à peine.
Un autre point très grave est la diction. Certes, nous n'en sommes plus à la mélopée, au plain-chant du dix-septième siècle. Mais nous avons encore une voix de théâtre, une récitation fausse très sensible et très fâcheuse. Tout le mal vient de ce que la plupart des critiques érigent les traditions en un code immuable; ils ont trouvé le théâtre dans un certain état, et au lieu de regarder l'avenir, de juger par les progrès accomplis les progrès qui s'accomplissent et qui s'accompliront, ils défendent avec entêtement ce qui reste des conventions anciennes, en jurant que ce reste est d'une nécessité absolue. Demandez-leur pourquoi, faites-leur remarquer le chemin parcouru, ils ne donneront aucune raison logique, ils répondront par des affirmations basées justement sur l'état de choses qui est en train de disparaître.
Pour la diction, le mal vient donc de ce que ces critiques admettent une langue de théâtre. Leur théorie est qu'on ne doit pas parler sur les planches comme dans l'existence quotidienne; et, pour appuyer cette façon de voir, ils prennent des exemples dans la tradition, dans ce qui se passait hier et dans ce qui se passe aujourd'hui encore, sans tenir compte du mouvement naturaliste dont l'ouvrage de M. Jullien nous permet de constater les étapes. Comprenez donc qu'il n'y a pas absolument de langue de théâtre; il y a eu une rhétorique qui s'est affaiblie de plus en plus et qui est en train de disparaître, voilà les faits. Si vous comparez un instant la déclamation des comédiens sous Louis XIV à celle de Lekain, et si vous comparez la déclamation de Lekain à celle des artistes de nos jours, vous établirez nettement les phases de la mélopée tragique aboutissant à notre recherche du ton juste et naturel, du cri vrai. Dès lors, la langue de théâtre, cette langue plus sonore, disparaît. Nous allons à la simplicité, au mot exact, dit sans emphase, tout naturellement. Et que d'exemples, si je ne devais me borner! Voyez la puissance de Geoffroy sur le public, tout son talent est dans sa nature; il prend le public parce qu'il parle à la scène comme il parle chez lui. Quand la phrase sort de l'ordinaire, il ne peut plus la prononcer, l'auteur doit en chercher une autre. Voilà la condamnation radicale de la prétendue langue de théâtre. D'ailleurs, suivez la diction d'un acteur de talent, et étudiez le public: les applaudissements partent, la salle s'enthousiasme, lorsqu'un accent de vérité a donné aux mots prononcés la valeur exacte qu'ils doivent avoir. Tous les grands triomphes de la scène sont des victoires sur la convention.
Hélas! oui, il y a une langue de théâtre: ce sont ces clichés, ces platitudes vibrantes, ces mots creux qui roulent comme des tonneaux vides, toute cette insupportable rhétorique de nos vaudevilles et de nos drames, qui commence à faire sourire. Il serait bien intéressant d'étudier la question du style chez les auteurs de talent comme MM. Augier, Dumas et Sardou; j'aurais beaucoup à critiquer, surtout chez les deux derniers, qui ont une langue de convention, une langue à eux qu'ils mettent dans la bouche de tous leurs personnages, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous les sexes et tous les âges. Cela me paraît fâcheux, car chaque caractère a sa langue, et si l'on veut créer des êtres vivants, il faut les donner au public, non seulement avec leurs costumes exacts et dans les milieux qui les déterminent, mais encore avec leurs façons personnelles de penser et de s'exprimer. Je répète que c'est là le but évident où va notre théâtre. Il n'y a pas de langue de théâtre réglée par un code comme coupe de phrases et comme sonorité; il y a simplement un dialogue de plus en plus exact, qui suit ou plutôt qui amène les progrès des décors et des costumes dans la voie naturaliste. Quand les pièces seront plus vraies, la diction des acteurs gagnera forcément en simplicité et en naturel.
Pour conclure, je répéterai que la bataille aux conventions est loin d'être terminée et qu'elle durera sans doute toujours. Aujourd'hui, nous commençons à voir clairement où nous allons, mais nous pataugeons encore en plein dégel de la rhétorique et de la métaphysique.
LES COMÉDIENS
I
Je voudrais, à propos du concours du Conservatoire, dire mon mot sur l'éducation officielle qu'on donne en France aux comédiens.
Certes, cette éducation officielle est dans l'ordre accoutumé de notre esprit français. Le nom de l'établissement où elle est donnée, le «Conservatoire», suffit à indiquer qu'il s'agit d'y conserver les traditions, d'y enseigner un art en quelque sorte hiératique, dont toutes les recettes sont immuables. Tel geste signifie telle chose, et ce geste ne saurait être changé. Il y a un jeu de physionomie pour l'étonnement, un pour l'effroi, un pour l'admiration, et ainsi de suite, toute une collection de jeux de physionomie qui s'apprennent et qu'on finit par savoir employer, même avec une intelligence médiocre. Il en est de même pour les peintres à l'École des Beaux-Arts. On parvient à y fabriquer un peintre, quand le sujet n'est pas complètement idiot, et que la nature l'a bâti physiquement à peu près complet, avec des jambes et des bras.