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Et remarquez que je ne nie pas la nécessité de ces écoles. De même qu'il faut des peintres décents, sachant leur métier pour décorer nos salons bourgeois, de même il faut des comédiens qui sachent se tenir en scène, saluer et répondre, pour jouer l'effroyable quantité de comédies et de drames que Paris consomme par hiver. Au moins, un élève qui sort du Conservatoire, connaît les éléments classiques de son métier. Il est le plus souvent médiocre, mais il reste convenable, il s'acquitte honorablement de son emploi.

Je me montrerai plus sévère pour l'enseignement lui-même, pour le corps des professeurs. Sans doute, ils ne peuvent pas donner du génie à leurs élèves. Peut-être même sont-ils obligés, jusqu'à un certain point, de rester dans la routine pour ne pas bouleverser d'un coup des habitudes séculaires. Un enseignement est forcément basé sur un corps de doctrine, qui permet de l'appliquer au plus grand nombre à la moyenne des intelligences. Mais, vraiment, la tradition théâtrale est chez nous une des plus fausses qui existent, et il serait grand temps de revenir à la vérité, petit à petit, si l'on veut, de façon à ne brusquer personne.

Qu'on réfléchisse un instant aux conventions ridicules, à ces repas de théâtre où les acteurs mangent de trois quarts, à ces entrées et à ces sorties solennelles et grotesques, à ces personnages qui parlent la face toujours tournée vers le public, quel que soit le jeu de scène. Nous sommes habitués à ces choses, elles ne nous blessent plus; seulement, elles gâtent l'illusion et elles font du théâtre un art faux qui compromet les plus grandes oeuvres.

Je ne parle pas des peuples latins, des Italiens et des Espagnols, dont l'art dramatique est encore plus ampoulé et plus conventionnel. Mais, chez les peuples du Nord, les comédiens jouent beaucoup plus librement, sans tant s'inquiéter de la pompe de la représentation. Par exemple, chez nous, il n'y a que les grands comédiens, ceux dont l'autorité est souveraine sur le public, qui osent lancer certaines répliques en tournant le dos à la salle. Cela n'est pas convenable. Pourtant, il y a des effets puissants à tirer de la vérité de cette attitude, qui se produit à chaque instant dans la vie réelle. Le fâcheux est que nos comédiens jouent pour la salle, pour le gala; ils sont sur les planches comme sur un piédestal, ils veulent voir et être vus. S'ils vivaient les pièces au lieu de les jouer, les choses changeraient.

On parle de l'optique théâtrale. Cette optique n'est jamais que ce qu'on la fait. Si l'enseignement serrait la vie de plus près, si l'on ne changeait pas les élèves comédiens en pantins mécaniques, on trouverait des interprètes qui renouvelleraient la mise en scène et feraient enfin monter la vérité sur les planches.

II

L'éducation classique et traditionnelle donnée aux jeunes comédiens est donc en soi une excellente chose, car elle sert à former des sujets d'une bonne moyenne pour les besoins courants de nos théâtres. Mais où la critique peut s'exercer, c'est, comme je l'ai dit, sur l'enseignement lui-même, sur le corps de doctrine des professeurs dont le souci est, avant tout, de maintenir intactes les traditions.

Il faut, pour comprendre ce qu'est aujourd'hui chez nous l'art du comédien, remonter à l'origine même de notre théâtre. On trouve, au dix-septième siècle, la pompe tragique, les Romains et les Grecs portant la perruque des seigneurs du temps, la représentation d'une pièce se déroulant avec la majesté d'un gala princier. On pontifiait alors. On restait sur les planches dans le domaine des rois et des dieux. L'art consistait à être le plus loin possible de la nature. Tout s'ennoblissait, et jusqu'à: «Je vous hais!» tout se disait tendrement. L'acteur le plus applaudi était celui qui approchait le plus des belles manières de la cour, arrondissant les bras, se balançant sur les hanches, grasseyant, roulant des yeux terribles.

Certes, nous n'en sommes plus là. La vérité du costume, du décor et des attitudes s'est imposée peu à peu. Aujourd'hui, Néron ne porte plus perruque, et l'on joue Esther avec une mise en scène splendide et trop exacte. Mais, au fond, on retrouve toujours la tradition de majesté, de jeu solennel. Des acteurs français qui jouent, sont restés des prêtres qui officient. Ils ne peuvent monter sur les planches, sans se croire aussitôt sur un piédestal, où la terre entière les regarde. Et ils prennent des poses, et ils sortent immédiatement de la vie pour entrer dans ce ronronnement du théâtre, dans ces gestes faux et forcés, qui feraient pouffer de rire sur un trottoir.

Prenez même une pièce gaie, une comédie, et regardez attentivement les acteurs qui la brûlent. Vous reconnaîtrez en eux les comédiens pompeux du dix-septième siècle, ceux qui sont les pères de l'art dramatique en France. Les entrées souvent sont accompagnées d'un coup de talon pour annoncer et mieux asseoir le personnage. Les effets sont continués au delà du vraisemblable, dans l'unique but d'occuper toute la scène et de forcer les applaudissements. Ce sont des jeux de physionomie adressés au public, des poses de bel homme, la cuisse tendue, la tête tournée et maintenue dans une position avantageuse. Ils ne marchent plus, ne parlent plus, ne toussent plus comme à la ville. On voit qu'ils sont en représentation, et que leur effort le plus immédiat est de n'être pas comme tout le monde, de façon à étonner les bourgeois. Il y a un Grec ou un Romain du grand siècle, dans les paillasses de foire, qui tendent le derrière au coups de pied.

Oui, la tradition a cette force. Elle est pareille au sable fin qui filtre quand même et sans relâche par les fissures les plus minces. La source en est déjà disparue lorsque les effets en subsistent encore. Ces effets peuvent être méconnaissables, transformés, déviés, ils n'existent pas moins, ils n'en sont pas moins tout puissants. Si, aujourd'hui, notre théâtre désespère les amis de la nature, la faute en est aux ancêtres, à la lente éducation de nos comédiens, que la tradition éloigne du vrai.

Un art ne se forme pas en un jour. Aussi, quand il est formé, a-t-il une solidité de roc dans la routine. Cela explique comment il est si difficile d'innover, de changer la direction suivie par plusieurs générations. Aujourd'hui, le besoin de vérité se fait sentir, au théâtre comme partout; mais, plus que partout, ce besoin y trouve des résistances désespérées. On est habitué aux faussetés, aux conventions de la scène; le gros public n'est pas choqué; tous les effets faux le ravissent, et il applaudit en criant à la vérité; si bien même que ce sont les effets vrais qui le fâchent et qu'il traite d'exagérations ridicules. Le jugement du spectateur est perverti par une habitude séculaire. De là, l'entêtement dans la formule existante de l'art dramatique.