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Et Dieu sait où nous en sommes comme vérité au théâtre, malgré le mouvement naturaliste qui s'y accomplit fatalement! Je ne puis dresser un réquisitoire en règle, mais je citerai quelques exemples. J'ai déjà parlé des entrées et des sorties qui sont le plus souvent opérées en dépit du bon sens, trop lentes ou trop brusques, uniquement comprises de façon à ménager une salve d'applaudissements à l'acteur. Pourrait-on m'indiquer, d'autre part, quelque chose de plus ridicule que les passades du comédien, pendant une scène un peu longue? Pour couper les effets, au milieu du dialogue, le comédien qui est à gauche traverse et va à droite, tandis que le comédien qui est à droite, se rend à gauche, sans aucun motif d'ailleurs. Cela est d'un bon résultat pour les yeux, dit-on; c'est possible, mais ce continuel va-et-vient n'en est pas moins très comique et très puéril. Il faudrait parler encore de la façon de s'asseoir, de manger, de lancer dans la salle la réplique destinée au personnage qu'on a à côté de soi, de s'approcher du trou du souffleur pour déclamer la tirade à effet que les autres acteurs sur la scène feignent d'écouter religieusement. En un mot, un acteur ne hasarde pas une enjambée, ne lâche pas une phrase, sans que cette enjambée et cette phrase ne hurlent de fausseté. J'excepte seulement les grands cris de passion et de vérité que jettent parfois les artistes de génie.

Je sais quelle est la réponse. Le théâtre, dit-on, vit uniquement de convention. Si les acteurs tapent du pied, forcent leur voix, c'est pour qu'on les entende; s'ils exagèrent les moindres gestes, c'est afin que leurs effets dépassent la rampe et soient vus du public. On en arrive ainsi à faire du théâtre un monde à part, où le mensonge est non seulement toléré, mais encore déclaré nécessaire. On rédige le code étrange de l'art dramatique, on formule en axiomes les faussetés les plus étonnantes. Les erreurs deviennent des règles, et l'on hue quiconque n'applique pas les règles.

Notre théâtre est ce qu'il est, cela me paraît un simple fait; mais ne pourrait-il pas être autrement? Rien ne me fâche comme le cercle étroit où l'on veut enfermer un art. Certes, en dehors de l'heure présente, il y a le vaste monde qui garde une grande importance. Si l'on a le seul désir de réussir au théâtre, d'étudier ce qui plaît au public et de lui servir le plat qu'il aime et auquel il est habitué, sans doute il faut se conformer à la formule actuelle. Mais si l'on est blessé par cette formule, si l'on croit que la tradition a tort et qu'il faudrait accoutumer le public à un art plus logique et plus vrai, il n'y a certainement aucun crime à tenter l'expérience. Aussi suis-je toujours stupéfié, quand j'entends les critiques déclarer gravement: «Ceci est du théâtre, cela n'est pas du théâtre.» Qu'en savent-ils? Tout l'art n'est pas contenu dans une formule. Ce qu'il appelle le théâtre, c'est un théâtre, et rien de plus. J'ajouterai même un théâtre bien défectueux, étroit et mensonger dans ses moyens. Demain peut se produire une nouvelle formule qui bouleversera la formule actuelle. Est-ce que le théâtre des Grecs, le théâtre des Anglais, le théâtre des Allemands est notre théâtre? Est-ce que, dans une même littérature, le théâtre ne peut pas se renouveler, produire des oeuvres d'esprit et de facture complètement différents? Alors, que nous veut-on avec cette chose abstraite, le théâtre, dont on fait un bon Dieu, une sorte d'idole féroce et jalouse qui ne tolère pas la moindre infidélité!

Rien n'est immuable, voilà la vérité. Les conventions sont ce qu'on les fait, et elles n'ont force de loi que si on les subit. A mon sens, les acteurs pourraient serrer la vie de plus près, sans s'amoindrir sur la scène. Les exagérations de gestes, les passades, les coups de talon, les temps solennels pris entre deux phrases, les effets obtenus par un grossissement de la charge, ne sont en aucune façon nécessaires à la pompe de la représentation. D'ailleurs, la pompe est inutile, la vérité suffirait.

Voici donc ce que je souhaiterais voir: des comédiens étudiant la vie et la rendant avec le plus de simplicité possible. Le Conservatoire est un lieu utile, si on le considère comme un cours élémentaire où l'on apprend la prononciation; encore existe-t-il, au Conservatoire, une prononciation étrange, emphatique, qui déroute singulièrement l'oreille. Mais je doute qu'une fois les éléments appris, on tire un grand profit des leçons des maîtres. C'est absolument comme dans les écoles de dessin. Pendant deux ou trois ans, les élèves ont besoin d'apprendre à dessiner des yeux, des nez, des bouches, des oreilles; puis, le mieux est de les mettre devant la nature, en laissant leur personnalité s'éveiller et pousser.

On m'a souvent parlé d'un maître de déclamation, dont les leçons consistaient d'abord à faire dire par ses élèves cette phrase: «Tiens! voilà un chien!» sur tous les tons possibles, le ton de l'étonnement, le ton de la peur, de l'admiration, de la tendresse, de l'indifférence, de la répulsion, et ainsi de suite. Il y avait cinquante et quelques manières de dire. «Tiens! voilà un chien!» Cela rappelle un peu les méthodes pour apprendre l'anglais en vingt-cinq leçons. La méthode peut être ingénieuse et bonne pour des élèves qui commencent. Mais on sent tout ce qu'elle a de mécanique et d'insuffisant. Remarquez que le ton de la voix et l'expression de la physionomie sont réglés à l'avance, qu'il s'agit ici simplement des grimaces de la tradition, sans tenir aucun compte de la libre initiative de l'élève.

Eh bien! l'enseignement au Conservatoire est le même. On y répète: «Tiens! voilà un chien!» avec toutes les expressions imaginables. Notre répertoire classique est la seule base de la doctrine. On exerce les élèves sur des types connus, réglés à l'avance, et chaque mot qu'ils ont à dire a une inflexion consacrée qu'on leur serine pendant des mois, absolument comme on serine à un sansonnet: J'ai du bon tabac dans ma tabatière. On devine quelle influence peut avoir cet exercice sur de jeunes cervelles. Le mal ne serait pas grand encore, si les leçons s'appuyaient sur la vérité; mais, comme elles ont la seule autorité de l'usage et de la tradition, elles arrivent à dédoubler la personne du comédien, à lui laisser son allure et sa voix personnelles à la ville, et à lui donner pour le théâtre une allure et une voix de convention. Ce fait est connu de tous. Le comédien est irrémédiablement frappé chez nous d'une dualité qui le fait reconnaître au premier coup d'oeil.

J'ignore le remède. Je crois qu'il faudrait étudier plus sur la nature et moins dans le répertoire. Les livres ne valent jamais rien pour l'éducation de l'artiste. En outre, on devrait peu à peu amener les élèves à un souci constant de la vérité. L'art de déclamer tue notre théâtre, parce qu'il repose sur une pose continue, contraire au vrai. Si les professeurs voulaient mettre de côté leur personnalité, ne pas enseigner comme des articles de foi les effets qui leur ont réussi journellement au théâtre, il est à croire que les élèves ne perpétueraient pas ces effets à leur tour et céderaient au courant naturaliste qui transforme aujourd'hui tous les arts. La vie sur les planches, la vie sans mensonge avec sa bonhomie et sa passion, tel doit être le but.