Le public est en dehors de la querelle. Il acceptera ce que le talent lui fera accepter. Il faut avoir écrit une pièce et l'avoir fait répéter pour connaître la disette où nous sommes de comédiens intelligents, consentant à jouer simplement les choses simples, sentant et rendant la vérité d'un rôle, sans le gâter par des effets odieux, que le public applaudit depuis deux siècles.
III
L'autre soir, au Théâtre-Italien, j'ai éprouvé une des plus fortes émotions dont je me souvienne. Salvini jouait dans un drame moderne: la Mort civile.
Je l'avais vu dans Macbeth, et je m'étais récusé, n'ayant rien à dire, si ce n'était des lieux communs. Je laisse Shakespeare dans sa gloire, j'avoue ne plus le comprendre quand on le joue sur nos planches modernes, en italien surtout, devant un public qui se fouette pour admirer. Cela m'est indifférent, parce que cela se passe trop loin de moi, dans la nue. Et quant à l'interprétation, elle me déroute plus encore. J'écrirai que c'est sublime, mais je reste glacé. Un sens me manque peut-être.
Enfin, j'ai vu Salvini dans la Mort civile, et je vais pouvoir le juger. Je n'ai plus besoin de phrases toutes faites, qui me répugnent et devant lesquelles j'ai reculé. Le comédien m'a pris tout entier, il m'a bouleversé. J'ai senti en lui un homme, un être vivant empli de mes propres passions. Désormais, il y a une commune mesure entre lui et moi.
D'abord, cette pièce: la Mort civile, m'a paru un drame des plus curieux. Une certaine Rosalie, dont le mari a été condamné aux galères à perpétuité est entrée comme gouvernante chez le docteur Palmieri, qui a adopté la fille de Conrad, Emma, encore au berceau. L'enfant croit que le docteur est son père. Rosalie s'est résignée à n'être que l'institutrice de sa fille. Mais Conrad s'échappe du bagne et le drame se noue. Il veut d'abord faire valoir ses droits de père. Le docteur lui prouve qu'il tuera Emma, qu'il lui imposera tout au moins une existence abominable, en faisant d'elle la fille d'un forçat. Ensuite Conrad veut emmener Rosalie; et là encore, il doit se dévouer, car il a compris que, s'il était mort, Rosalie aurait épousé le docteur. Il est résolu à partir, à disparaître pour toujours, lorsque la mort le prend en pitié et lui facilite son abnégation. Il meurt, il fait trois heureux.
Sans doute, je vois bien qu'il y a là-dessous une thèse, et les thèses m'ont toujours fâché au théâtre. D'autre part, la donnée reste bien mélodramatique. Si l'on veut savoir ce qui m'a séduit, c'est la belle nudité de la pièce. Pas un coup de théâtre, à notre mode française. Les scènes se suivent tranquillement, la toile tombe sur une conversation, les actes sont coupés au petit bonheur. C'est une tragédie, avec des personnages modernes. M. d'Ennery hausserait les épaules et trouverait cela bien maladroit.
Justement, je pensais à Une Cause célèbre, qui a une si étrange parenté avec la Mort civile. Dans le premier de ces drames, quelle grossièreté de procédé! On peut être sûr que l'auteur ne se privera pas d'une ficelle, d'une situation, d'une tirade. Il gorgera la bêtise populaire, il trempera de larmes son public, par les moyens les plus énormes. Tout notre mauvais théâtre actuel est là, avec l'impudence de son dédain littéraire. Une Cause célèbre sue le mépris du bon sens, du génie français. On ne dit pas assez ce qu'une pareille pièce peut faire de mal à notre littérature dramatique. Pour en sentir toute l'infériorité, il faudrait la comparer à la Mort civile.
On se rappelle, par exemple, l'épisode de Jean Renaud retrouvant sa fille Adrienne. Il y a là des forçats dans un parc, une jeune personne qui sait une phrase entendue en rêve, un père en casaque rouge qui pousse des hurlements à ameuter le château. Rien de plus criard comme enluminure d'Epinal. L'auteur italien, au contraire, ne paraît pas avoir songé un instant qu'il pourrait tirer un effet du retour du forçat. Son forçat entre, s'asseoit et cause, à peu près comme cela se passerait dans la réalité. Il a, plus tard, deux scènes avec Emma. La jeune fille a peur de lui, ce qui est naturel. Et voilà tout, cela suffit à serrer les coeurs d'une profonde émotion.
Chaque épisode est traité avec cette simplicité, dans la Mort civile. L'intrigue, sans aucune complication, va d'un bout à l'autre de la pièce. Rien n'y a été introduit pour satisfaire le mauvais goût du gros public. Conrad n'est pas innocent comme Jean Renaud; il a tué un homme, le propre frère de sa femme, et sa figure grandit de ce meurtre; il n'est pas ce pantin persécuté de notre mélodrame, dont l'innocence doit éclater au cinquième acte.
Remarquez que la Mort civile a eu en Italie un immense succès. Aucune traduction française n'existe, et je crois que le drame traduit ferait de maigres recettes à la Porte-Saint-Martin[1]. C'est que notre public est pourri maintenant. Il lui faut de grandes machines compliquées. On l'a mis au régime du roman-feuilleton et des mélodrames où les ducs et les forçats s'embrassent. La plupart des critiques eux-mêmes font du théâtre une chose bête, où le talent d'écrivain n'est pas nécessaire, où il faut manquer d'observation, d'analyse et de style, pour faire des chefs-d'oeuvre. Le théâtre, disent ils, c'est ça; et il semble qu'ils professent un cours d'ébénisterie. Donner des règles au néant, c'est le comble.
[Note 1: Depuis que cet article a été écrit, M. Auguste Vitu a fait jouer à l'Odéon une traduction de la Mort civile qui n'a eu aucun succès.]
Eh! non, le théâtre, ce n'est pas ça! L'absolu n'existe point. Le théâtre d'une époque est ce qu'une génération d'écrivains le fait. Nous sommes, malheureusement, d'une ignorance crasse et d'une vanité incroyable. Les littératures des peuples voisins sont pour nous comme si elles n'étaient pas. Si nous étions plus curieux, plus lettrés, nous connaîtrions depuis longtemps la Mort civile, et nous verrions dans ce drame un singulier démenti à nos théories françaises. Il est conçu absolument dans la formule que j'indique, depuis que je m'occupe de critique dramatique; et il paraît que cette formule n'est pas si mauvaise, puisque l'Italie tout entière a applaudi la pièce.
Mais je m'arrête, car j'enfourche là mon dada, et c'est de Salvini surtout dont je veux parler. Je me méfiais beaucoup des acteurs italiens, je me les imaginais d'une exubérance folle. Aussi quel a été mon étonnement, lorsque j'ai constaté que le grand talent de Salvini est tout de mesure, de finesse, d'analyse. Il n'a pas un geste inutile, pas un éclat de voix qui détonne. Au premier aspect, il serait plutôt gris, et il faut attendre pour être empoigné par ce jeu si simple, si savant et si fort.