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Je ne puis m'empêcher de m'égayer honnêtement, en pensant que M. de Lapommeraye a cru tuer le naturalisme avec une comparaison. Il s'attaque à l'esprit moderne tout entier, et il n'a qu'une belle comparaison pour arme. Imaginez une rose pour barrer le chemin à un torrent. Veut-on savoir ce que c'est que le naturalisme, tout simplement? Dans la science, le naturalisme, c'est le retour à l'expérience et à l'analyse, c'est la création de la chimie et de la physique, ce sont les méthodes exactes qui, depuis la fin du siècle dernier, ont renouvelé toutes nos connaissances; dans l'histoire, c'est l'étude raisonnée des faits et des hommes, la recherche des sources, la résurrection des sociétés et de leurs milieux; dans la critique, c'est l'analyse du tempérament de l'écrivain, la reconstruction de l'époque où il a vécu, la vie remplaçant la rhétorique; dans les lettres, dans le roman surtout, c'est la continuelle compilation des documents humains, c'est l'humanité vue et peinte, résumée en des créations réelles et éternelles. Tout notre siècle est là, tout le travail gigantesque de notre siècle, et ce n'est pas une comparaison de M. de Lapommeraye qui arrêtera ce travail.

Certes, je reconnais moi-même l'inutilité de ces polémiques. Le naturalisme se produira au théâtre, cela est indéniable pour moi, parce que cela est dans la loi même du mouvement qui nous emporte. Mais, au lieu de donner ici de bonnes raisons, j'aimerais mieux que de grandes oeuvres naturalistes parussent au théâtre. M. de Lapommeraye, si elles réussissaient, serait le premier à les applaudir et à les louer devant son public. Alors, nous serions parfaitement d'accord, ce que je désire de tout mon coeur.

Un autre critique, M. Poignand, veut bien également n'être pas de mon avis. Je néglige les attaques qu'il dirige contre mes propres oeuvres; c'est là un massacre enfantin, auquel je m'habitue, et dont je souris. Je ne m'arrête pas également à son amusant paradoxe, par lequel ce sont les personnages historiques qui sont vivants, tandis que nous autres, vivants, nous sommes morts. Mais il fait sur le drame historique des réflexions qui m'intéressent.

Je crois avoir moi-même indiqué que le drame historique prendrait seulement de l'intérêt, le jour où les auteurs, renonçant aux pantins de fantaisie, s'aviseront de ressusciter les personnages réels, avec leurs tempéraments et leurs idées, avec toute l'époque qui les entoure. M. Poignand annonce la venue d'une jeune école, qui songe à ces résurrections de l'histoire. Voilà qui est parfait. L'entreprise est formidable, car elle nécessitera des recherches immenses et un talent d'évocation rare. Mais j'applaudirai très volontiers, si elle réussit. D'ailleurs, M. Poignand ne s'aperçoit peut-être pas que le drame dont il parle serait le drame historique naturaliste. Gustave Flaubert n'a pas suivi une autre méthode pour écrire Salammbô. J'accepte parfaitement le drame historique, ainsi compris, parce qu'il mène tout droit au drame moderne, tel que je le demande. On ne peut pas être exclusif: si l'on ressuscite le passé, c'est tout le moins qu'on laisse vivre le présent.

IV

M. Henri de Lapommeraye a fait une nouvelle conférence sur le naturalisme au théâtre.

La thèse de M. de Lapommeraye est des plus simples. Il a apporté, sur sa table de conférencier, un tas énorme de livres, et il a dit à son auditoire, dont il est l'enfant gâté: «Je vais vous prouver, en vous lisant des passages de Diderot, de Mercier, d'autres critiques encore, que le naturalisme n'est pas né d'hier et que, de tout temps, on a réclamé ce que M. Zola réclame aujourd'hui.» Il est parti de là, il a lu des pages entières, il a prouvé de la façon la plus complète que j'ai le très grand honneur de continuer la besogne de Diderot.

J'avoue que je m'en doutais bien un peu. Mais je ne l'en remercie pas moins de l'aide précieuse qu'il a bien voulu m'apporter. Mon Dieu! oui, je n'ai rien inventé; jamais, d'ailleurs, je n'ai eu l'outrecuidance de vouloir inventer quelque chose. On n'invente pas un mouvement littéraire: on le subit, on le constate. La force du naturalisme, c'est qu'il est le mouvement même de l'intelligence moderne.

Ainsi donc, il est bien entendu que Diderot a soutenu les mêmes idées que moi, qu'il croyait lui aussi à la nécessité de porter la vérité au théâtre; il est bien entendu que le naturalisme n'est pas une invention de ma cervelle, un argument de circonstance que j'emploie pour défendre mes propres oeuvres. Le naturalisme nous a été légué par le dix-huitième siècle; je crois même que, si l'on cherchait bien, on le retrouverait, plus ou moins confus, à toutes les périodes de notre histoire littéraire. Voilà ce que M. de Lapommeraye a établi, et il ne pouvait me faire un plus vif plaisir.

Seulement, où M. de Lapommeraye a voulu m'être désagréable, c'est lorsqu'il a ajouté que toutes les réformes demandées par Diderot ont été prises en considération, et qu'il n'y a pas lieu aujourd'hui de tenir compte des idées exprimées dans ma critique dramatique. Il fait ses politesses à Diderot, ce qui est naturel, puisque Diderot est mort. Mais ne se doute-t-il pas que les confrères de Diderot disaient dans leur temps, des théories de celui-ci, ce qu'il dit lui-même à cette heure de mes théories à moi? C'est un sentiment commun à toutes les générations: les aînés ont eu raison, les contemporains ne savent ce qu'ils disent. Comme l'a tranquillement déclaré M. de Lapommeraye, le théâtre est parfait aujourd'hui, il doit rester immobile, la plus petite réforme en gâterait l'excellence.

Vraiment? M. de Lapommeraye feint d'ignorer que tout marche, que rien ne reste stationnaire. Il est commode de dire: «Les améliorations réclamées par Diderot ont eu lieu,» ce qui, d'ailleurs, est radicalement faux, car Diderot voulait la vérité humaine au théâtre, et je ne sache pas que la vérité humaine trône sur nos planches. En tous cas si les améliorations avaient eu lieu, elles ne nous suffiraient plus, voilà tout. Il y a une somme de vérités pour chaque époque. Toujours des évolutions s'accompliront. Il faut qu'une langue meure pour qu'on dise à une littérature: «Tu n'iras pas plus loin.»

LES EXEMPLES

LA TRAGEDIE

I

Pendant la première représentation, au Théâtre-Français, de Rome vaincue, la nouvelle tragédie de M. Alexandre Parodi, rien ne m'a intéressé comme l'attitude des derniers romantiques qui se trouvaient dans la salle. Ils étaient furibonds; mais, en petit nombre, noyés dans la foule, ils restaient impuissants et perdus. Voilà donc où nous en sommes, la grande querelle de 1830 est bien finie, une tragédie peut encore se produire sans rencontrer dans le public un parti pris contre elle; et demain un drame romantique serait joué, qu'il bénéficierait de la même tolérance. La liberté littéraire est conquise.

A vrai dire, je veux voir dans le bel éclectisme du public un jugement très sain porté sur les deux formes dramatiques. La formule classique est d'une fausseté ridicule, cela n'a plus besoin d'être démontré. Mais la formule romantique est tout aussi fausse; elle a simplement substitué une rhétorique à une rhétorique, elle a créé un jargon et des procédés plus intolérables encore. Ajoutez que les deux formules sont à peu près aussi vieilles et démodées l'une que l'autre. Alors, il est de toute justice de tenir la balance égale entre elles. Soyez classiques, soyez romantiques, vous n'en faites pas moins de l'art mort, et l'on ne vous demande que d'avoir du talent pour vous applaudir, quelle que soit votre étiquette. Les seules pièces qui réveilleraient, dans une salle, la passion des querelles littéraires, ce seraient les pièces conçues d'après une nouvelle et troisième formule, la formule naturaliste. C'est là ma croyance entêtée.