Voyons, tâchons d'être juste. D'abord, nous avons vu cela cent fois. Ensuite, nous sommes simplement ici dans un fait-divers, et encore bien invraisemblable. Il faut que madame de La Barre y mette de la complaisance, pour que Lucien trouve son bras au cou d'Octave; elle supplie ce dernier de se taire, je le sais, elle se pend à ses épaules, et le groupe est intéressant; mais tout cela n'en reste pas moins une combinaison scénique, où l'étude humaine, les caractères et les passions des personnages n'ont rien à voir. Si ce qu'on nomme le théâtre est réellement dans cette seule mécanique des faits, ni Molière, ni Corneille ni Racine n'ont fait du théâtre.
Il faudrait s'entendre une bonne fois sur la situation au théâtre. La situation s'impose, si l'on entend par elle le fait auquel arrivent deux personnages qui marchent l'un vers l'autre. Elle est dès lors, comme je l'ai dit plus haut, la résultante même des personnages. Selon les caractères et les passions, elle se posera et se dénouera. C'est l'analyse qui l'amène et c'est la logique qui la termine. Au fond, le drame n'est donc qu'une étude de l'homme. Remarquez que j'appelle situation tout fait produit par les personnages. Il y a, en outre, le milieu et les circonstances extérieures, qui au contraire agissent sur les personnages. Rien de plus poignant que cette bataille de la vie, les hommes soumis aux faits et produisant les faits: c'est là le vrai théâtre, le théâtre de tous les grands génies. Quant à cette mécanique théâtrale dont on nous rebat les oreilles, à ces situations qui réduisent les personnages à de simples pièces d'un jeu de patience, elles sont indignes d'une littérature honnête. C'est de la fabrication, c'est de l'arrangement plus ou moins habile, mais ce n'est pas de l'humanité; et il n'y a rien en dehors de l'humanité.
Un exemple m'a beaucoup frappé. Dans les Noces d'Attila, on voit qu'au dernier acte Ellack, un fils du conquérant, apprend de la bouche même d'Hildiga, que celle-ci veut tuer son père. Justement, à la scène suivante, il se trouve en face d'Attila. Les critiques en question se sont allumés: voilà, selon eux, une situation superbe. Comment Ellack va-t-il en sortir? De la façon la plus simple du monde. Au moment où il est sur le point de tout dire à Attila, celui-ci s'avise de l'avertir que le lendemain matin il fera tuer sa mère, une de ses épouses qu'il retient en prison pour une faute ancienne. Et, dès lors, Ellack, forcé de choisir entre son père et sa mère, se décide pour celle-ci. Il se retire. C'est du théâtre, paraît-il. Les critiques les plus durs pour la pièce ont ici retiré leur chapeau.
Eh bien, cela me met hors de moi. Je trouve cela puéril, fou, exaspérant. Si réellement la situation au théâtre doit consister dans de pareilles devinettes, monstrueuses et enfantines, rien n'est plus facile que d'en inventer, et de plus stupéfiantes encore. Quoi! il y aura du talent à résoudre des problèmes sans issue raisonnable, à poser des cas qui ne sauraient se présenter et à se tirer ensuite d'affaire par des lieux communs! Et le pis est que, dans ces aventures extraordinaires, le personnage disparaît fatalement. Sommes-nous ensuite plus avancés sur le compte d'Ellack? Pas le moins du monde. Ce garçon aime mieux sa mère, parce que son père se conduit mal. Cela est d'une psychologie médiocre. Aucune analyse, d'ailleurs. Les faits mènent les personnages comme des marionnettes. Il n'y a pas la une étude humaine. Il y a simplement des abstractions qui se promènent, au gré de l'auteur, dans des casiers étiquetés à l'avance.
Qui dit théâtre, dit action, cela est hors de doute. Seulement, l'action n'est pas quand même l'entassement d'aventures qui emplit les feuilletons des journaux. Dans toute oeuvre littéraire de talent, les faits tendent à se simplifier, l'étude de l'homme remplace les complications de l'intrigue; et cela est d'une vérité aussi évidente au théâtre que dans le roman. Pour moi, toute situation qui n'est pas amenée par des caractères et qui n'apporte pas un document humain, reste une histoire en l'air, plus ou moins intéressante, plus ou moins ingénieuse, mais d'une qualité radicalement inférieure. Et c'est ce que je reproche aux critiques de n'avoir pas dit, en parlant du Chien de l'aveugle.
Comment! voilà un drame estimable assurément, mais un drame comme nous en avons une centaine peut-être dans notre répertoire, et vous criez tout de suite à la merveille, vous semblez le proposer en modèle à nos jeunes auteurs dramatiques! C'est du théâtre, criez-vous, et il n'y a que ça. Eh bien! s'il n'y a que ça, il vaut mieux que le théâtre disparaisse. Votre rôle est mauvais, car vous découragez toutes les tentatives originales, pour n'appuyer que les retours aux formules connues. Qu'on nous ramène à Lazare le Pâtre, puisque la situation telle que vous l'entendez ou plutôt l'aventure, règne sur les planches en maîtresse toute-puissante.
LE DRAME HISTORIQUE
Les Mirabeau, le drame de M. Jules Claretie, viennent de soulever la grave question du drame historique moderne. J'ai lu à ce sujet, dans les feuilletons de mes confrères, des opinions bien étonnantes; je sais que ces opinions sont celles du plus grand nombre; mais elles ne m'en paraissent que plus étonnantes encore.
Ainsi, voici toute une théorie, qui, paraît-il, nous vient d'Aristote en passant par Lessing. Ce sont là des autorités, je pense, et qui comptent aujourd'hui, dans nos idées modernes. Donc la vérité historique est impossible au théâtre; il n'y faut admettre que la convention historique. Le mécanisme est bien simple: vous voulez, par exemple, parler de Mirabeau; eh bien, vous ne dites pas du tout ce que vous pensez de Mirabeau, vous auteur dramatique, parce que le public se moque absolument de ce que vous pensez, des vérités que vous avez acquises, de la lumière que vous pouvez faire; ce qu'il faut que vous disiez, c'est ce que le public pense lui-même, de façon à ce que vous ne blessiez pas ses opinions toutes faites et qu'il puisse vous applaudir.
Voilà! Rien de plus amusant comme mécanique. Représentons-nous l'auteur dramatique dans son cabinet; il est entouré de documents, il peut reconstruire, planter debout sur la scène, un personnage réel, tout palpitant de vie; mais ce n'est pas là son souci, il ne se pose que cette question: «Qu'est-ce que mes contemporains pensent du personnage? Diable! je ne veux pas contrarier mes contemporains, car je les connais, ils seraient capables de siffler. Donnons-leur le bonhomme qu'ils demandent.» Et voilà la vérité historique tranchée au théâtre. Le théorème se résume ainsi: ne jamais devancer son époque, être aussi ignorant qu'elle, répéter ses sottises, la flatter dans ses préjugés et dans ses idées toutes faites, pour enlever le succès. Certes, il y a là un manuel pratique du parfait charpentier dramatique, qui a du bon, si l'on veut battre monnaie. Mais je doute qu'un esprit littéraire ayant quelque fierté s'en accommode aujourd'hui.
Cela me rappelle la théorie de Scribe. Comme un ami s'étonnait un jour des singulières paroles qu'il avait prêtées à un choeur de bergères, dans une pièce quelconque: «Nous sommes les bergères, vives et légères, etc.» il haussa les épaules de pitié. Sans doute, dans la réalité, les bergères ne parlaient pas ainsi; seulement, il ne s'agissait pas de mettre des paroles exactes dans la bouche des bergères, il s'agissait de leur prêter les paroles que les spectateurs pensaient eux-mêmes en les voyant: «Nous sommes les bergères, vives et légères, etc.» Toute la théorie de la convention au théâtre est dans cet exemple.