Ce qui me surprend toujours, dans ces règles données pour un art quelconque, c'est leur parfait enfantillage et leur inutilité absolue. Rien n'est plus vide que ce mot de convention, dont on nous bat les oreilles. La convention de qui? la convention de quoi? Je connais bien la vérité; mais la convention m'échappe, car il n'y a rien de plus fuyant, de plus ondoyant qu'elle. Elle se transforme tous les ans, à chaque heure. Elle est faite de ce qu'il y a de moins noble en nous, de notre bêtise, de notre ignorance, de nos peurs, de nos mensonges. Le seul rôle d'une intelligence qui se respecte est de la combattre par tous les moyens, car chaque pas gagné sur elle est une conquête pour l'esprit humain. Et ils sont là une bande, des hommes honorables, très consciencieux, animés des meilleures intentions, dont l'unique besogne est de nous jeter la convention dans les jambes! Quand ils croient avoir triomphé, quand ils nous ont prouvé que nous sommes uniquement faits pour le mensonge, que nous pataugerons toujours dans l'erreur, ils exultent, ils prennent des airs de magisters tout orgueilleux de leur besogne. Il n'y a vraiment pas de quoi.
Mais ils se trompent. La marche vers la vérité est évidente, aveuglante. Pour nous en tenir au théâtre, prenez une histoire de notre littérature dramatique nationale, et voyez la lente évolution des mystères à la tragédie, de la tragédie au drame romantique, du drame romantique aux comédies psychologiques et physiologiques de MM. Augier et Dumas fils. Remarquez qu'il n'est pas question ici du talent, du génie qui éclate dans les oeuvres, en dehors de toute formule. Il s'agit de la formule elle-même, du plus ou du moins de convention admise, de la part faite à la vérité humaine. Un rapide examen prouve que la convention au théâtre s'est transformée et s'est réduite à chaque siècle; on pourrait compter les étapes, on verrait la vérité s'élargissant de plus en plus, s'imposant par des nécessités sociales. Sans doute il existera toujours des fatalités de métier, des réductions et des à peu près matériels, imposés par la nature même des oeuvres. Seulement, la question n'est pas là, elle est dans les limites de notre création humaine; dire qu'une oeuvre sera vraie, ce n'est pas dire que nous la créerons à nouveau, c'est dire que nous épuiserons en elle nos moyens d'investigation et de réalisation. Et, quand on voit le chemin parcouru sur la scène, depuis les Mystères jusqu'à la Visite de Noces, de M. Dumas, on peut bien espérer que nous ne sommes pas au bout, qu'il y a encore de la vérité à conquérir, au delà de la Visite de Noces.
Cependant, lorsque je dis ces choses, cela semble très comique. Je ne suis qu'un historien, et l'on me change en apôtre. Je tâche simplement de prévoir ce qui sera par ce qui a été, et l'on me prête je ne sais quelle imbécile ambition de chef d'école. Tout ce que j'écris exclut l'idée d'une école: aussi se hâte-t-on de m'en imposer une. Un peu d'intelligence pourtant suffirait.
Pour en revenir au drame historique, la question de la convention s'y présente justement d'une façon très caractéristique. Dans ces pages écrites au courant de la plume, je ne puis qu'indiquer les sujets d'étude qu'il faudrait approfondir, si l'on voulait éclairer tout à fait les questions. Ainsi rien ne serait plus intéressant que d'étudier la marche de notre théâtre historique vers les documents exacts. On sait quelle place l'histoire tenait dans la tragédie; une phrase de Tacite, une page de tout autre historien, suffisait; et là-dessus l'auteur écrivait sa pièce, sans se soucier le moins du monde de reconstituer le milieu, prêtant les sentiments contemporains aux héros de l'antiquité, s'efforçant uniquement de peindre l'homme abstrait, l'homme métaphysique, selon la logique et la rhétorique du temps. Quand le drame romantique s'est produit, il a eu la prétention justifiée de rétablir les milieux; et, s'il a peu réussi à faire vivre les personnages exacts, il ne les a pas moins humanisés, en leur donnant des os et de la chair. Voilà donc une première conquête sur la convention, très certaine, très marquée. Et je n'indique que les grandes lignes; cela s'est fait lentement, avec toutes sortes de nuances, de batailles et de victoires.
Aujourd'hui, nous en sommes là. La pièce historique, qui n'était qu'une dissertation dialoguée sur un sujet quelconque, devient de jour en jour une étude critique. Et c'est le moment qu'on choisit pour nous dire: «Restons dans la convention, la vérité historique est impossible.» Vraiment, c'est se moquer du monde. Le pis est que les critiques pratiques qui donnent de pareils conseils aux jeunes auteurs, les égarent absolument. Il faut toujours se reporter à l'expérience, à ce qui se passe sous nos yeux. Nous ne sommes même plus au temps où Alexandre Dumas accommodait l'histoire d'une si singulière et si amusante façon. Voyez ce qui a lieu, chaque fois qu'on reprend un de ses drames: ce sont des sourires, des plaisanteries, des chicanes dans les journaux. Cela ne supporte plus l'examen, et cela achèvera de tomber en poussière avant trente ans. Mais il y a plus: les critiques qui sont les champions enragés de la convention, ne laissent pas jouer un drame historique nouveau, sans l'éplucher soigneusement, sans en discuter la vérité, tellement ils sont emportés eux-mêmes par le courant de l'époque.
Que se passe-t-il donc? Mon Dieu, une chose bien visible. C'est que nous devenons de plus en plus savants, c'est que ce besoin croissant d'exactitude qui nous pénètre malgré nous, se manifeste en tout, aussi bien au théâtre qu'ailleurs. Tel est le courant naturaliste dont je parle si souvent, et qui fait tant rire. Il nous pousse à toutes les vérités humaines. Quiconque voudra le remonter sera noyé. Peu importe la façon dont la vérité historique triomphera un jour sur les planches; la seule chose qu'on peut affirmer, c'est qu'elle y triomphera, parce que ce triomphe est dans la logique et dans la nécessité de notre âge. Prendre des exemples dans les pièces nouvelles pour démontrer que la vérité n'est pas commode à dire, c'est là une besogne puérile, une façon aisée de plaider son impuissance et ses terreurs. Il vaudrait mieux montrer ce que les pièces nouvelles apportent déjà de décisif au mouvement, appuyer sur les tâtonnements, sur les essais, sur tout cet effort si méritoire que nos jeunes auteurs, et M. Jules Claretie le premier, font en ce moment.
La question est facile à résumer. Toutes les pièces historiques écrites depuis dix ans sont médiocres et ont fait sourire. Il y a évidemment là une formule épuisée. Les gasconnades d'Alexandre Dumas, les tirades splendides de Victor Hugo ne suffisent plus. Nous sentons trop à cette heure le mannequin sous la draperie. Alors, quoi? faut-il écouter les critiques qui nous donnent l'étrange conseil de refaire, pour réussir, les pièces de nos aînés que le public refuse? faut-il plutôt marcher en avant, avec les études historiques nouvelles, contenter peu à peu le besoin de vérité qui se manifeste jusque dans la foule illettrée? Évidemment, ce dernier parti est le seul raisonnable. C'est jouer sur les mots que de poser en axiome: Un auteur dramatique doit s'en tenir à la convention historique de son temps. Oui, si l'on veut; mais comme nous sortons aujourd'hui de toute convention historique, notre but doit donc être de dire la vérité historique au théâtre. Il ne s'agit que de choisir les sujets où l'on peut la dire.