Ah! je suis bien tranquille, d'ailleurs. Ce n'est pas l'Hetman qui ressuscitera le drame historique. Il est un exemple de la pauvreté et de la caducité du genre. Laissez passer cette tempête de bravos patriotiques, laissez refroidir ces tirades, et vous vous trouverez en face d'un drame dans le genre des drames, aujourd'hui glacés, de Casimir Delavigne, beaucoup moins bien fait et d'un ennui mortel.
II
Je viens de dire mon opinion sur les drames patriotiques. Je ne nie pas l'excellente influence que ces sortes de pièces peuvent avoir sur l'esprit de l'armée française; mais, au point de vue littéraire, je les considère comme d'un genre très inférieur. Il est vraiment trop aisé de se faire applaudir, en remuant avec fracas les grands mots de patrie, d'honneur, de liberté. Il y a là un procédé adroit, mais commode, qui est à la portée de toutes les intelligences.
Voici, par exemple, un jeune homme, M. Charles Lomon. On me dit qu'il a écrit à vingt-deux ans le drame: Jean Dacier, joué solennellement à la Comédie-Française. La grande jeunesse du débutant me le rend très sympathique, et j'ai écouté la pièce avec le vif désir de voir se révéler un homme nouveau.
Mais, quoi! avoir vingt-deux ans, et écrire Jean Dacier! Vingt-deux ans, songez donc! l'âge de l'enthousiasme littéraire, l'âge où l'on rêve de fonder une littérature à soi tout seul! Et refaire un mauvais drame de Ponsard, une pièce qui n'est ni une tragédie ni un drame romantique, qui se traîne péniblement entre les deux genres!
Je m'imagine M. Lomon à sa table de travail. Il a vingt-deux ans, l'avenir est à lui. Dans le passé, il y a deux formes dramatiques usées, la forme classique et la forme romantique. Avant tout, M. Lomon devait laisser ces guenilles dans le magasin des accessoires, aller devant lui, chercher, trouver une forme nouvelle, aider enfin de toute sa jeunesse au mouvement contemporain. Non, il a pris les guenilles, il les a prises même sans passion littéraire, car il les a mêlées, il a lâché de rafraîchir toutes ces vieilles draperies des écoles mortes pour les jeter sur les épaules de ses héros. Une tragédie glaciale, un drame échevelé, passe encore! on peut être un fanatique; mais une oeuvre mixte, un raccommodage de tous les débris antiques, voilà ce qui m'a fâché!
Il est inutile d'avoir vingt-deux ans pour écrire une oeuvre pareille. Cela me consterne que l'auteur n'ait que vingt-deux ans; j'aurais compris qu'il en eût au moins cinquante. Serait-il donc vrai que les débutants, même ceux qui ont soif d'originalité et de nouveauté, se trouvent fatalement condamnés à l'imitation? Peut-être M. Lomon ne s'est-il pas aperçu des emprunts qu'il a faits de tous les côtés, du cadre vermoulu dans lequel il a placé sa pièce, des lieux communs qui y traînent, de la fille bâtarde, en un mot, dont il est accouché. La jeunesse n'a pas conscience des heures qu'elle perd à se vieillir.
Je sais que le patriotisme répond atout. M. Lomon a écrit un drame patriotique, cela ne suffit-il pas à prouver l'élan généreux de sa jeunesse? Je dirai une fois encore que le véritable patriotisme, quand on fait jouer une pièce à la Comédie-Française, consiste avant tout à tâcher que cette pièce soit un chef-d'oeuvre. Le patriotisme de l'écrivain n'est pas le même que celui du soldat. Une oeuvre originale et puissante fait plus pour la patrie que de beaux coups d'épée, car l'oeuvre rayonne éternellement et hausse la nation au-dessus de toutes les nations voisines. Quand vous aurez fait crier sur la scène: Vive la France! ce ne sera là qu'un cri banal et perdu. Quand vous aurez écrit une oeuvre immortelle, vous aurez réellement prolongé la vie de la France dans les siècles. Que nous reste-t-il de la gloire des peuples morts? Il nous reste des livres.
Jean Dacier est, paraît-il, une oeuvre républicaine. Je demande à en parler comme d'une oeuvre simplement littéraire. Le sujet est l'éternelle histoire du paysan vendéen qui se fait soldat de la République et qui se retrouve en face de ses anciens seigneurs, lorsqu'il est devenu capitaine. Naturellement, Jean aime la comtesse Marie de Valvielle, et naturellement aussi il se montre deux fois magnanime envers son ennemi et rival, Raoul de Puylaurens, le cousin de la jeune dame. L'originalité de la pièce consiste dans le noeud même du drame. Jean retrouve la comtesse juste au moment où elle passe dans la légendaire charrette pour aller à l'échafaud. Or, un homme peut la sauver en l'épousant. Jean lui offre son nom, et la comtesse accepte, en croyant qu'il agit pour le compte de Raoul. On comprend le parti dramatique que M. Lomon a pu titrer de cette situation: une comtesse mariée à un de ses anciens domestiques, se révoltant, puis finissant par l'aimer au moment où il a donné pour elle jusqu'à sa vie.
Je ne chicanerai pas l'auteur sur ce mariage singulier. Il peut se faire qu'on trouve dans l'histoire de l'époque un fait semblable; seulement, il ne s'agissait certainement pas d'une femme de la qualité de l'héroïne. N'importe, il faut accepter ce mariage, si étrange qu'il soit. Ce qui est plus grave, c'est la création même du personnage.
Voici Jean Dacier, un paysan qui s'est instruit et qui représente l'homme nouveau. Il n'a pas une tache, il est grand, héroïque, sublime. Quand il a épousé la comtesse pour la sauver, et qu'elle l'écrase de son mépris, c'est à peine s'il laisse percer une révolte. Il fait échapper une première fois son rival Raoul, qu'il tient entre ses mains. A l'acte suivant, la situation recommence: Raoul tombe de nouveau à sa merci, et, cette fois, non seulement Jean le fait évader, mais encore il lui donne rendez-vous le lendemain sur le champ de bataille, et, en donnant ce rendez-vous, il trahit les siens, car l'attaque devait rester secrète. Jean passe devant un conseil de guerre, et on le fusille, pendant que Marie se lamente.
Vraiment, il est bon d'être un héros, mais il y a des limites. En temps de guerre, ouvrir continuellement la porte aux prisonniers, cela ne s'appelle plus de la grandeur d'âme, mais de la bêtise. Pour que nous nous intéressions aux pantins sublimes, il faut leur laisser un peu d'humanité sous la pourpre et l'or dont on les drape. On finit par sourire de ces héros magnanimes qui ne s'emparent de leurs ennemis que pour les relâcher. Il y a là une fausse grandeur dont on commence, au théâtre, à sentir le côté grotesque.
Le pis est qu'on s'intéresse médiocrement, à Jean Dacier. Cette façon de sauver une femme en l'épousant, le met dans une position singulièrement fausse. Il se conduit en enfant. La seule chose qu'il aurait à faire, après avoir arraché Marie à la guillotine, ce serait de la saluer et de lui dire: «Madame, vous êtes libre. Vous me devez la vie, je vous confie mon honneur.» Mais alors toutes les querelles dramatiques du second acte et du troisième n'existeraient pas. La situation est si bien sans issue que Jean meurt à la fin avec une résignation de mouton, pour finir la pièce. Cette mort est également amenée par une péripétie trop enfantine. Jean, ce lion superbe, trahit les siens sans paraître se douter un instant de ce qu'il fait, ce qui rapetisse tout le dénoûment.