Quant à la comtesse, elle est bâtie sur le patron des héroïnes, avec trop de mépris et trop de tendresse à la fois. Lorsque Jean l'a sauvée, elle se montre d'une cruauté monstrueuse, blessant inutilement son libérateur, se conduisant d'une si sotte façon qu'elle mériterait simplement une paire de gifles, malgré toute sa noblesse. Puis, au dernier acte, elle se pend au cou de Jean et lui déclare qu'elle l'adore. Le quatrième acte a suffi pour changer cette femme. C'est toujours le même système, celui des pantins que l'on déshabille et que l'on rhabille à sa fantaisie, pour les besoins de son oeuvre. Marie a compris la grandeur de Jean, et cela suffit: elle est comme frappée par la baguette d'un enchanteur, la couleur de ses cheveux elle-même a dû changer.
Je ne parle point des autres personnages, de ce Raoul de Puylaurens, qui passe sa vie à tenir son salut de son rival, ni du conventionnel Berthaud, qui traverse l'action en récitant des tirades énormes. Oh! les tirades! elles pleuvent avec une monotonie désespérante dans Jean Dacier. On essuie une trentaine de vers à la file, on courbe le dos comme sous une averse grise, on croit en être quitte; pas du tout, trente autres vers recommencent, puis trente autres, puis trente autres. Imaginez une grande plaine plate, sans un arbre, sans un abri, que l'on traverse par une pluie battante. C'est mortel. Je préfère, et de beaucoup, les vers rocailleux de M. Parodi. Que dirai-je du style? Il est nul. Nous avons, à l'heure présente, cinquante poètes qui font mieux les vers que M. Lomon. Ce dernier versifie proprement, et c'est tout. Il tient plus de Ponsard que de Victor Hugo.
Je me montre très sévère, parce que Jean Dacier a été pour moi une véritable désillusion. Comme j'attaquais vivement le drame historique, on m'avait fait remarquer qu'on pouvait très bien appliquer à l'histoire la méthode d'analyse qui triomphe en ce moment, et renouveler ainsi absolument le genre historique au théâtre. Il est certain que, si des poètes abandonnent le bric-à-brac romantique de 1830, les erreurs et les exagérations grossières qui nous font sourire aujourd'hui, ils pourront tenter la résurrection très intéressante d'une époque déterminée. Mais il leur faudra profiter de tous les travaux modernes, nous donner enfin la vérité historique exacte, ne pas se contenter de fantoches et ressusciter les générations disparues. Rude besogne, d'une difficulté extrême, qui demanderait des études considérables.
Or, j'avais cru comprendre que le Jean Dacier, de M. Lomon, était une tentative de ce genre. Et quelle surprise, à la représentation! Ça, de l'histoire, allons donc! C'est un placage, exécuté même par des mains maladroites. Pas un des personnages ne vit de la vie de l'époque. Ils se promènent comme des figures de rhétorique, ils n'ont que la charge de réciter des morceaux de versification. Et le milieu, bon Dieu! Ce village breton, où Berthaud vient procéder aux enrôlements volontaires, cette mairie de Nantes où l'on marie les comtesses qui vont à la guillotine, seraient à peine suffisants pour la vraisemblance d'un opéra-comique. Vraiment, Jean Dacier sera un bon argument pour les défenseurs du drame historique! Il achève le genre, il est le coup de grâce.
Je songeais à la Patrie en danger, de MM. Edmond et Jules de Concourt. Voilà, jusqu'à présent, le modèle du genre historique nouveau, tel que je l'exposais tout à l'heure. Aussi les directeurs ont-il tremblé devant une oeuvre qui avait le vrai parfum du temps, et les auteurs ont ils dû publier la pièce, en renonçant à la faire jouer. Il y aurait un parallèle bien curieux à établir entre la Patrie en danger et Jean Dacier; les deux sujets se passent à la même époque et ont plus d'un point de ressemblance. La première est une oeuvre de vérité, tandis que la seconde est faite «de chic», comme disent les peintres, uniquement pour les besoins de la scène.
Au demeurant, la salle a failli craquer sous les applaudissements, le premier soir. Vive la France!
III
J'arrive au Marquis de Kénilis, le drame en vers que M. Lomon a fait jouer au théâtre de l'Odéon. Je n'analyserai pas la pièce. A quoi bon? Le sujet est le premier venu. Il se passe en Bretagne, à l'époque de la Révolution, ce qui permet d'y prodiguer les mots de patrie, d'honneur, de gloire, de victoire. Nous y voyons l'éternelle intrigue des drames faits sur cette époque: un enfant du peuple aimant une fille d'aristocrate, devenant plus tard capitaine, puis épousant la demoiselle ou mourant pour elle. La situation forte consiste à mettre le capitaine entre son amour et son devoir; il ouvre en mer un pli cacheté qui lui ordonne de fusiller le père de sa bien-aimée; heureusement, ce père se fait tuer noblement, ce qui simplifie la question. Qu'importe le sujet, d'ailleurs! La prétention des poètes comme M. Lomon est d'écrire de beaux vers et de pousser aux belles actions.
Hélas! les vers de M. Lomon sont médiocres. Beaucoup ont fait sourire. Les meilleurs frappent l'oreille comme des vers connus; on les a certainement lus ou entendus quelque part, ils circulent dans l'école, tout le monde s'en est servi. Ne serait-il pas temps de chercher une poésie, en dehors de l'école lyrique de 1830? Je me borne à un souhait, car je ne vois rien de possible dans la pratique. Ce que je sens, c'est que tous nos poètes répètent Musset, Hugo, Lamartine ou Gautier, et que les oeuvres deviennent de plus en plus pâles et nulles. Nous avons aujourd'hui une fin d'école romantique aussi stérile que la fin d'école classique qui a marqué le premier empire.
Pendant qu'on jouait l'autre soir le Marquis de Kénilis, je pensais à un poète de talent, à Louis Bouilhet, qu'on oublie singulièrement aujourd'hui. Celui-là se produisait encore à son heure, et il est telle de ses oeuvres qui a de la force et même une note originale. Eh bien, si personne ne songe plus aujourd'hui à Louis Bouilhet, si aucun théâtre ne reprend ses pièces, quel est donc l'espoir de M. Lomon en chaussant des souliers qui ont mené à l'oubli des poètes mieux doués que lui, et venus en tout cas plus tôt dans une école agonisante? Quel est cet entêtement de faire du vieux neuf, de ramasser les rognures d'hémistiches qui traînent, et dont le public lui-même ne veut plus?
On répond par la dévotion à l'idéal. En face de notre littérature immonde, à côté de nos romans du ruisseau, il faut bien que des jeunes gens tendent vers les hauteurs et produisent des oeuvres pour enflammer le patriotisme de la nation. Nous autres naturalistes, nous sommes le déshonneur de la France; les poètes, M. Lomon et d'autres, sont chargés devant l'Europe d'honorer le pays et de le remettre à son rang. Ils consolent les dames, ils satisfont les âmes fières, ils préparent à la République une littérature qui sera digne d'elle.
Ah! les pauvres jeunes gens! S'ils sont convaincus, je les plains. J'ai déjà dit que je regardais comme une vilaine action de voler un succès littéraire, en lançant des tirades sur la patrie et sur l'honneur. Cela vraiment finit par être trop commode. Le premier imbécile venu se fera applaudir, du moment où la recette est connue. Si les mots remplacent tout, à quoi bon avoir du talent?