Et puis, causons un peu de cette littérature qui relève les âmes. Où sont d'abord les âmes qu'elle a relevées? En 1870, nous étions pleins de patriotisme contre la Prusse; un peu de science et un peu de vérité auraient mieux fait notre affaire. J'ai remarqué que les dames qui travaillaient dans l'idéal, étaient le plus souvent des dames très émancipées. Au fond de tout cela, il y a une immense hypocrisie, une immense ignorance. Je ne puis ici traiter la question à fond. Mais il faut le déclarer très nettement: la vérité seule est saine pour les nations. Vous mentez, lorsque vous nous accusez de corrompre, nous qui nous sommes enfermés dans l'étude du vrai; c'est vous qui êtes les corrupteurs, avec toutes les folies et tous les mensonges que vous vendez, sous l'excuse de l'idéal. Vos fleurs de rhétorique cachent des cadavres. Il n'y a, derrière vous, que des abîmes. C'est vous qui avez conduit et qui conduisez encore les sociétés à toutes les catastrophes, avec vos grands mots vides, avec vos extases, vos détraquements cérébraux. Et ce sera nous qui les sauverons, parce que nous sommes la vérité.
N'est-ce pas la chose la plus attristante qu'on puisse voir? Voilà un jeune homme, voilà M. Lomon, Il débute, il a peut-être une force en lui. Eh bien, il commence par s'enfermer dans une formule morte; il fait du romantisme, à l'heure où le romantisme agonise. Ce n'est pas tout, il croit qu'il sauve la France, parce qu'il vient corner les mots de patrie et d'honneur dans une salle de théâtre, parce qu'il invente une intrigue puérile et qu'il écrit de mauvais vers. Et le pis, c'est qu'il se montrera dédaigneux pour nous, c'est que ses amis mentiront au point de nous traiter en criminels et d'insinuer que sa pauvre pièce est une revanche du génie français!
J'ai d'autres désirs pour notre jeunesse. Je la voudrais virile et savante. D'abord, elle devrait se débarrasser des folies du lyrisme, pour voir clair dans notre époque. Ensuite, elle accepterait les réalités, elle les étudierait, au lieu d'affecter un dégoût enfantin. A cette condition seule, nous vaincrons. Le vrai patriotisme est là, et non dans des déclamations sur la patrie et la liberté. Jamais je n'ai vu un spectacle plus comique ni plus triste: tout un gouvernement républicain convoqué à l'Odéon, des ministres, des sénateurs, des députés, pour y entendre un coup de canon. Eh! bonnes gens, ce n'est pas la formule romantique, c'est la formule scientifique qui a établi et consolidé la République en France!
IV
Personne n'ignore qu'Attila, c'est M. de Bismark. Du moins, nul doute ne peut nous rester à cet égard, après la première représentation des Noces d'Attila, le drame en quatre actes que M. Henri de Bornier a fait jouer à l'Odéon. La salle l'a compris et a furieusement applaudi les passages où les alexandrins du poète, en rangs pressés, font aisément mordre la poussière aux ennemis de la France. Je n'insiste pas.
Mais ce que je veux répéter encore, c'est ce que j'ai déjà dit à propos de l'Hetman et de Jean d'Acier. Pour un poète, l'oeuvre vraiment patriotique est de laisser un chef-d'oeuvre à son pays. Molière, qui n'a pas agité de drapeaux, qui n'a pas joué des fanfares devant sa baraque avec les mots d'honneur et de patrie, reste la souveraine gloire de notre nation; et il a vaincu toutes les nations voisines, sur le champ de bataille du génie. Nous triomphons continuellement par lui. Quant à cet autre prétendu patriotisme, à ce boniment qui jongle avec de grands mots, qui enlève les applaudissements d'une salle par des tirades, il n'est pas autre chose qu'une spéculation plus ou moins consciente. Il y a une improbité littéraire absolue à faire ainsi acclamer des vers médiocres. C'est mettre le chauvinisme sur la gorge des gens: applaudissez, ou vous êtes de mauvais citoyens. C'est forcer le succès et bâillonner la critique, c'est se faire sacrer grand homme à bon compte, en déplaçant la question du talent et de la morale. Voilà ce que je répéterai chaque fois que j'aurai assisté à un de ces succès où il est impossible de juger le véritable mérite d'un auteur.
Je me sens donc, dès l'abord, très gêné devant la nouvelle oeuvre de M. de Bornier, car il semble avoir compté sur nos bons sentiments pour que nous la considérions comme une oeuvre noble et vengeresse. Moi qui la trouve beaucoup trop noble et insuffisamment vengeresse, je demande avant tout de négliger le patriotisme, dans une question où il n'a que faire, et de juger le drame au strict point de vue dramatique.
Voici le sujet, brièvement. Attila, après sa campagne dans les Gaules, campe au bord du Danube, où il attend la fille de l'empereur Valentinien, qu'il a fait demander en mariage. Il traîne derrière lui tout un troupeau de prisonniers, dans lequel se trouvent le roi des Burgondes, Herric, et sa fille Hildiga, sans compter une Parisienne, une femme du peuple, Gerontia. En outre, un général franc, Walter, qui aime Hildiga, commet l'imprudence de se présenter pour traiter de sa rançon et de celle de son père. Attila prend l'argent et le retient prisonnier. Puis, le drame se noue, dès que Maximin, ambassadeur de Rome, vient annoncer à Attila que l'empereur lui refuse sa fille. Attila, exaspéré, veut épouser Hildiga, je n'ai pas trop compris pourquoi; il l'aime sans doute, mais l'outrage de Valentinien n'avait rien à voir là dedans. D'ailleurs, non content de désespérer Hildiga par sa proposition, il pousse le raffinement jusqu'à vouloir être aimé devant tous; et il menace la jeune fille de massacrer son père, son amant, ses compatriotes, si elle ne feint pas pour sa personne la passion la plus aveugle. Hildiga doit accepter. Herric, Gérontia, d'autres encore la maudissent, sans qu'elle puisse relever la tête. Walter seul croit toujours en elle, et Attila finit par le faire décapiter devant Hildiga, qui se contente de se couvrir le visage de ses mains. Enfin, au dénoûment, lorsqu'il vient la retrouver dans la chambre nuptiale, la jeune épouse le tue d'un coup de hache.
Tel est, en gros, le drame. Dans une étude qu'il a publiée sur son oeuvre, M. de Bornier a écrit ceci: «L'idée des Noces d'Attila est fort simple; tout vainqueur se détruit lui-même par l'abus de sa victoire, voilà l'idée philosophique; un tigre veut manger une gazelle, mais la gazelle se fâche, voilà le fait dramatique.» Acceptons cela, et examinons la mise en oeuvre.
M. de Bornier ne nous a pas montré du tout un vainqueur se détruisant par l'abus de sa victoire, car Attila meurt d'un accident en pleines conquêtes, au milieu de ses armées victorieuses. Reste la fable du tigre et de la gazelle. J'admets que Hildiga soit une gazelle; ailleurs, M. de Bornier l'appelle une colombe; c'est plus tendre encore, et cela convient mieux aux grâces bien portantes de mademoiselle Rousseil. Mais quant au tigre, il est vraiment trop bon enfant et trop rageur à la fois. Je demande à m'expliquer longuement sur son compte.
Cette figure d'Attila emplit le drame, et c'est, en somme, juger l'oeuvre que de l'étudier. M. de Bornier paraît avoir voulu reconstituer autant que possible la figure historique d'Attila, telle que nous la montrent les rares documents historiques. Son barbare est civilisé, l'homme de guerre est doublé en lui d'un diplomate aussi rusé que peu scrupuleux. Seulement, à côté de quelques traits acceptables, quelle étrange résurrection de ce terrible conquérant! Tout le monde l'insulte pendant quatre actes. Les prisonniers, Herric, Hildiga, Gerontia, Walter, d'autres encore, défilent devant lui, en lui jetant à la face les plus sanglantes injures, sans qu'il se mette une seule fois dans une bonne et franche colère. Ce n'est pas tout, Maximin vient le braver au nom de Rome, avec un étalage d'insolence lyrique, et il se contente de lutter de lyrisme avec l'insulteur. De temps à autre, il est vrai, il se dresse sur la pointe des pieds, en disant: «C'est trop de hardiesse!» Mais il s'en lient la, les hardiesses continuent, les plus humbles lui lavent la tête, on le traite à bouche que veux-tu de bourreau, de tyran, d'assassin; une vraie cible aux tirades patriotiques de chacun, un fantoche criblé de vers, lardé des mots de patrie et d'honneur. Ah! la bonne ganache de barbare! A coup sûr, le tigre ne s'est pas défendu contre M. de Bornier, qui, avant de le faire manger par sa gazelle, l'a accommodé sans péril à la sauce des beaux sentiments.