Je parlais des types. La fortune de Bébé a été faite par le répétiteur Pétillon. Ce maître, si tolérant pour ses élèves, le nez tourné à la friandise, et se régalant le premier des fredaines de la jeunesse, était certes une caricature, mais une caricature sous laquelle on sentait la vie. Il vivait, ce cuistre sournoisement voluptueux, brûlé de tous les appétits, sous son cuir de pédant qui court le cachet. Et quelle bonne folie que la scène où il sauve les deux chenapans auxquels il donne des répétitions de droit, en racontant à une vieille ganache de père qu'il a mis le Code en couplets! Cela est extravagant; seulement, derrière l'extravagance, on sent l'observation, on se rappelle des pauvres diables de cet acabit qui gagnent leurs cachets, en baisant les bottes des petits gredins qu'ils sont chargés d'instruire.
Faut-il voir une leçon donnée aux auteurs dans l'accueil relativement froid fait par le public à la Petite Correspondance ? Je n'ose l'affirmer. Et pourtant MM. de Najac et Hennequin, qui sont très expérimentés, ne peuvent manquer de faire le raisonnement suivant: «Pourquoi le grand succès de Bébé, et pourquoi la demi-chute de la Petite Correspondance? Évidemment, c'est que les imbroglios ne satisfont plus entièrement le public, car jamais nous n'en avons noué un de plus entortillé ni de plus heureusement dénoué. Il est donc temps d'abandonner cette formule commode et de chercher des situations vraies et des types réels, comme dans Bébé. Notre intérêt l'exige: soyons vivants, si nous voulons toucher de beaux droits d'auteur.»
Ce raisonnement serait excellent, et je voudrais l'entendre faire par tous les auteurs; d'autant plus qu'il est logique et exact. Questionnez les plus habiles, ils vous diront que le goût du public tourne au naturalisme, d'une façon continue et de plus en plus accentuée. C'est le mouvement de l'époque. Il s'accomplit de lui-même, par la force même des choses. Avant dix ans, l'évolution sera complète. Et vous verrez les dramaturges et les vaudevillistes, réputés pour leur habileté, se ruer alors vers la peinture des scènes réelles, car ils n'ont au fond qu'une doctrine: satisfaire le public en toutes sortes, lui donner ce qu'il demande, de manière à battre monnaie le plus largement possible.
IV
Une circonstance m'a empêché d'assister à la première représentation de Niniche, le vaudeville en trois actes que MM. Hennequin et Millaud ont fait jouer aux Variétés. Je n'ai pu voir que la quatrième, et j'ai été vraiment surpris de la gaieté débordante du public. Quel excellent public que ce public parisien! Comme il est bon enfant, comme il rit volontiers! La moindre plaisanterie, eût-elle trente années d'âge, le chatouille ainsi qu'au premier jour, lorsqu'elle est dite par la comédienne ou le comédien favori. On prétend que les artistes tremblent, lorsqu'ils paraissent à Paris pour la première fois. Ils ont bien tort. J'ai connu, en province, un théâtre où le public était autrement exigeant et maussade. On y sifflait avec une brutalité révoltante. J'estime qu'il faut trois fois plus d'efforts pour dérider un spectateur de province que pour faire rire aux éclats un spectateur de Paris.
J'ai été d'autant plus étonné de là gaieté de la salle, que l'on avait jugé Niniche très sévèrement devant moi, le lendemain de la première représentation, C'était un four, disait-on. Voilà un four qui prenait tous les airs d'un grand succès. J'avais particulièrement à côté de moi des dames, d'honnêtes bourgeoises à coup sûr, qui faisaient scandale, tant elles s'amusaient. Les moindres mots, d'ailleurs, soulevaient une tempête de joie, du parterre au cintre. Et cela ne cessait point, les trois actes ne se sont pas refroidis un instant. Je me doute bien que les interprètes sont pour beaucoup dans cette gaieté. D'autre part, peut-être suis-je tombé sur une représentation exceptionnelle, sur un soir où toute la salle avait bien dîné; il y a de ces rencontres, de ces jours d'électricité commune, que connaissent les artistes, et qu'ils constatent en disant: «La salle est très chaude aujourd'hui.» Mais le fait ne m'en a pas moins préoccupé vivement.
Ai-je ri moi-même? Mon Dieu, je crois que oui. J'avais beau me dire que tout cela était très bête, que la pièce avait été faite cent fois; j'avais beau trouver les actes vides, l'esprit grossier, le dénouement prévu à l'avance: ce grand et bon rire de la salle me gagnait. En vérité, les spectateurs sans malice s'amusaient trop pour qu'on ne s'égayât pas de leur propre gaieté. Au fond, j'étais très triste. Si vraiment il suffit d'une si pauvre farce pour procurer une heureuse soirée aux braves bourgeois parisiens, nous avons tous très grand tort de nous empêtrer dans des questions littéraires. A quoi bon le talent, à quoi bon l'effort, si cela satisfait pleinement le public? Je déclare que jamais je n'ai vu des gens mis dans un pareil état de joie par les chefs-d'oeuvre de notre théâtre. Devant un chef-d'oeuvre, le public se méfie toujours un peu; il a peur que le chef-d'oeuvre ne se moque de lui. Mais, devant une Niniche, il se roule, il est comme ces enfants qui rencontrent un trou d'eau sale et qui s'y vautrent avec délices, en se sentant chez eux.
Oh! le rire, quelle bonne chose et quelle chose bête! Toute la sottise est là et tout l'esprit. Contestez les mérites de Niniche, on vous répondra que le public s'amuse, et vous n'aurez rien à répondre, car les théâtres ne sont faits en somme que pour amuser le public. En voyant cette salle rire à ventre déboutonné d'inepties dont on serait révolté, si on les lisait chez soi, on se sent ébranlé dans ses convictions les plus chères, on se demande si le talent n'est pas inutile, s'il y a à espérer qu'une oeuvre forte touche jamais autant les spectateurs dans leurs instincts secrets qu'une parade de foire. Le théâtre serait donc cela? Les effluves d'une foule mise en tas, l'aveuglement du gaz, l'air surchauffé d'une salle trop étroite, l'odeur de poussière, toutes les sollicitations et toutes les demi-hallucinations d'une journée d'activité terminée dans un fauteuil dont les bras vous étouffent et vous brûlent, ce serait donc là cette atmosphère du théâtre qui déforme tout et empêche le triomphe du vrai sur les planches?
J'ai eu ainsi la sensation très nette de l'infériorité de la littérature dramatique. En vérité, l'oeuvre écrite est plus large, plus haute, plus dégagée de la sottise des foules que l'oeuvre jouée. Au théâtre, le succès est trop souvent indépendant de l'oeuvre. Une rencontre suffit, une interprétation heureuse, une plaisanterie qui est dans l'air, une bêtise tournée d'une certaine façon qui répond à la bêtise du moment. Si le rire ou les larmes prennent,-je ne fais pas de différence, car les larmes sont une autre forme de la bonhomie du public,-voilà la pièce lancée, il n'y a plus de raison pour qu'elle s'arrête. Depuis deux ans bientôt, je querelle mes confrères pour leur prouver qu'ils font du théâtre une chose trop sotte. Mon Dieu! est-ce qu'ils auraient raison, est-ce que ce serait réellement si sot que cela?